Le Louvre Abu Dhabi, un musée-miroir - Abu Dhabi, ville nouvelle mondialisée

Rédigé par Simon TEXIER
Publié le 15/12/2017

Vue satellite d'Abu Dhabi. L'île de Saadiyat, future île des musées.

Dossier réalisé par Simon TEXIER
Dossier publié dans le d'A n°259

Le projet architectural et muséal qui s’achève avec le Louvre Abu Dhabi s’inscrit dans un contexte particulier. Issu d’un accord intergouvernemental, il sera en effet le premier des musées de l’île de Saadiyat à voir le jour ; cette antécédence, tout comme l’ambition universaliste de sa collection, lui confère une dimension symbolique et, à certains égards, fondatrice dans l’histoire de la ville. En quarante ans, et avec une intensité croissante depuis 2004, la capitale des Émirats arabes unis, pays né en 1971, s’est dotée de la plupart des infrastructures d’une ville mondiale. Réparties sur un territoire au fort potentiel – une île et un lagon â€“, elles dessinent une organisation de l’espace longtemps mouvante, mais dont ressortent aujourd’hui quelques lignes de force.

L’émirat d’Abu Dhabi n’a connu que trois dirigeants en un siècle : le premier, l’émir cheikh Shakhbout, régna à partir de 1928 sur un territoire dont la seule richesse était le commerce de la perle ; il refusera tout changement de son mode de vie malgré sa soudaine fortune. Le second, le cheikh Zayed (1966-2004), a, grâce aux revenus du pétrole, fondé un pays et bâti une ville. Son fils, le cheikh Khalifa (2004-), et ceux dont il s’est entouré cherchent à faire d’Abu Dhabi un cocktail de références avec pour objectif de devenir l’un des points les plus attractifs de la planète. Engagé dans une démarche de type managérial, promoteur d’une identité s’appuyant sur des logos et des slogans, cultivant l’image d’une tradition de l’accueil et de la tolérance, Abu Dhabi fait désormais partie des plus importants demandeurs de projets architecturaux au monde. Cet immense chantier s’opère selon deux modes principaux : une production de masse, faite d’architectures génériques, et la production d’icônes ou de landmarks, dont la singularité leur assure la position de repères dans la ville.

 

Landmarks

Le visiteur arrivant sur l’île d’Abu Dhabi franchit le pont Cheikh Zayed (1997-2010), conçu par Zaha Hadid comme une série de dunes ou de vagues, tout en apercevant la colossale mosquée Cheikh Zayed (Halcrow, livré en 2007), synthèse des architectures arabe, moghole et mauresque. Il apercevra au loin, à gauche, au sud-ouest de la ville, la tour Capital Gate, (RMJM, livré en 2011), la tour la plus penchée au monde – certifiée Guinness World Records â€“, puis, passés les deux « cigares Â» des Al Bahar Towers (Aedas et Diar Consult, 2008-2012) et leur enveloppe de panneaux rétractables, se développera, en un point de vue spectaculaire par son étendue, la ligne des tours, construites ou en cours de construction, allant de l’île d’Al Reem à la corniche, soit plusieurs kilomètres linéaires d’un paysage urbain en mouvement permanent. À l’approche du centre-ville, depuis 2014, se distinguent plus particulièrement les deux tours – sur trois prévues à l’origine â€“ du Central Market (Foster + Partners) : la plus haute culmine à 378 mètres et a rapidement imposé sa silhouette cannelée comme son sommet fuselé. Ayant rejoint la corniche, le visiteur découvrira enfin le chapelet de tours qui compose cette skyline typiquement nord-américaine, avec en ligne de mire le complexe aux accents new-yorkais de Capital Plaza (Smallwood, Reynolds, Stewart, Stewart, livré en 2011), la tour ADIA (Kohn, Pedersen Fox Associates, livré en 2006), siège du fonds souverain de l’émirat et symbole éphémère de la ville, vite surpassée – du moins en hauteur â€“ par la Landmark Tower et ses 324 mètres (Cesar Pelli Associates, 2012).

Si certains projets avaient été lancés avant la mort du cheikh Zayed en 2004, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération a été le point de départ d’une accélération des projets de développement à Abu Dhabi. Ce changement est également motivé par la rapide émergence de Dubaï sur la scène mondiale. La concurrence qui s’installe entre les deux villes et émirats voisins pose de manière plus claire qu’auparavant la question du leadership ; or, Abu Dhabi est la capitale et ce statut doit être affirmé avec force. Approuvé en 2007, juste après la création de l’Urban Planning Council chargé de le mettre en application, le plan « Abu Dhabi 2030 Â» pariait sur une croissance continue aux plans économique et démographique, la ville prévoyant le doublement de sa population (de 1,3 à 3 millions d’habitants au moins), avec une proportion d’étrangers (80 % environ actuellement) qui ne devraient guère baisser. La crise financière de 2008 conduira cependant les Émiriens à freiner, voire à mettre en veille certains de leurs immenses projets. La baisse des cours du pétrole en 2015-2016 est-elle pour sa part l’énième signe avant-coureur d’une chute annoncée ? C’est tout l’enjeu des chantiers actuels que de poser, sur le long terme, les bases d’une nouvelle économie, du tourisme et de la culture notamment, tout en épongeant les surplus de l’exploitation pétrolière.

 

Développement insulaire

Les maîtres mots du plan 2030 se rapprochent d’une tétralogie bien connue des Européens : green, live, work, connect, soit – dans le désordre – les fondements de la charte d’Athènes (se récréer, habiter, travailler, circuler)… À première vue, donc, le « vancouvérisme Â», ce modèle urbain issu de l’ouest canadien et valorisant de fortes densités associées à d’importants espaces verts, n’aurait pas encore gagné Abu Dhabi, laquelle préférerait toujours le zonage du fonctionnalisme. La réalité est plus complexe ; il suffit pour s’en convaincre de parcourir la liste des experts (urbanistes architectes, ingénieurs, économistes) consultés par l’Urban Planning Council, pour la plupart originaires de Vancouver, San Francisco, New York, Chicago, Londres et Rotterdam. Ce serait plutôt vers une sorte de syncrétisme des modèles qu’Abu Dhabi tendrait donc, qui correspondrait finalement bien à l’image qu’elle désire donner au monde : celle d’un carrefour des civilisations. Piloté par Larry Beasley, ancien codirecteur de l’urbanisme de Vancouver, le plan « Abu Dhabi 2030 Â» se place à une échelle territoriale qui intègre les relations de la ville avec ses voisines, à commencer par Dubaï et Al Aïn. Les objectifs sont relativement simples et poursuivent certaines des orientations définies dans les plans précédents : s’appuyer sur les potentialités géomorphologiques d’un lagon pour faire d’Abu Dhabi un exemple d’urbanisme durable et un hub unique au monde par la variété de son offre. Mais aussi mettre de l’ordre dans une série de projets sans lien les uns avec les autres : Larry Beasley évoque ainsi l’existence, à son arrivée, de cinq propositions différentes pour la création d’un nouveau centre civique. Le projet « Masdar City Â» lancé en 2006 était pour sa part annoncé comme l’un des projets les plus innovants d’Abu Dhabi : sur un plan carré étudié par l’agence Foster + Partners, cette petite ville d’inspiration arabe, dont l’achèvement était prévu pour 2016, vise l’excellence écologique avec les difficultés que l’on sait.

ÃŽle principale d’un ensemble qui en compte près de 200, territoire d’une longueur à peu près égale à la presqu’île de Manhattan, mais sensiblement plus large, Abu Dhabi a dirigé très tôt ses regards vers les îles qui l’entourent. Aujourd’hui, son extension est principalement conduite sur celles situées au nord-est de la ville : Saadiyat, Maryah, Reem et Yas. L’ouverture du pont de Saadiyat (Sheikh Khalifa Bridge), en octobre 2009, fut de ce point de vue un moment crucial : l’autoroute qui traverse l’île conduit en effet vers Dubaï et l’aéroport en évitant Abu Dhabi, amorçant du même coup un système de circulation en boucle qui n’est pas sans faire penser à celui de la baie de San Francisco. À l’ouest, l’île d’Al Hudayriat était pressentie dans le plan de 1990 pour accueillir un vaste programme de lotissements et loger 56 000 habitants. Comme à Dubaï avec le plan de 1995, l’intention n’a cependant pas été suivie d’effets, et ce développement a été reporté au profit d’une extension sur la terre ferme, avec la création de deux zones d’habitation nommées Khalifa City A et B.

C’est donc une répartition des nouveaux développements sur l’ensemble du territoire qui s’opère, l’infrastructure touristique constituant le moteur des extensions successives de la zone urbaine. Le développement de la ville passe en l’occurrence par une « balnéarisation Â» de grande ampleur, avec des méthodes et des moyens très différents de Dubaï. Puisant dans plusieurs modèles, la ville se construit en poursuivant différents objectifs simultanément, dont la somme a pour effet de créer un événement permanent. Celui-ci peut être de plusieurs natures : culturel, sportif, professionnel, militaire. Pour ce faire, Abu Dhabi a dû se doter d’infrastructures importantes, efficaces et souvent spectaculaires : un nouveau centre de conférences internationales, un réseau d’hôtels cinq étoiles, bientôt plusieurs musées. L’île de Yas, elle, est plus spécifiquement emblématique de cet urbanisme événementiel, puisqu’elle accueille un circuit de Formule 1, un hôtel donnant sur la piste (le Yas Hotel conçu par l’agence Asymptote) – le tout ceinturé par une marina â€“, mais aussi un parc d’attractions (Ferrari World) abrité par la plus grande structure couvrante au monde, un parc d’attractions aquatique (Waterworld), et enfin un golf au bord de l’eau avec vue sur la mangrove. On est ici dans le registre désormais bien connu de la ville conçue comme parc d’attractions, comme fête permanente, quotidienne.

 

 Â« Au terme d’efforts de branding international de la part des Émirats et d’innombrables projets qui reçurent une reconnaissance internationale, nous luttons toujours pour sensibiliser le monde sur le chemin parcouru en tant que nation et société. Â»

 

On comprend donc que le Louvre Abu Dhabi s’inscrit à la fois dans le contexte d’une stratégie à l’échelle métropolitaine, voire régionale, et, au sein de la ville, dans une structure multipolaire où les divertissements et les affaires ont aussi toute leur place. Si, sur l’île de Saadiyat, le projet de « Cultural Distric Â» mené depuis 2004 par TDIC (Tourism Development and Investment Company) doit idéalement engendrer l’une des plus prestigieuses concentrations muséales au monde, il n’est qu’une des pièces d’un développement global, voire tous azimuts. Par ailleurs, le projet culturel d’Abu Dhabi est aussi pour l’émirat le moyen de façonner une identité fondée sur les notions d’éclectisme, de synthèse et de syncrétisme.


Lisez la suite de cet article dans : N° 259 - Décembre 2017

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