Le ventre des architectes

Rédigé par Françoise FROMONOT
Publié le 14/06/2008

Image de OMA pour le concours

Article paru dans d'A n°138

Moins de trente ans après son achèvement, le quartier des Halles est à refaire. Multiples dysfonctionnements, insécurité, bâtiments obsolètes, défaut d'« identité », de « lisibilité »… Même si son centre commercial reçoit 41 millions de visiteurs par an, le « ventre de Paris » n'a pas réussi sa mutation. En juin 2003, la Ville appelait quatre équipes – AJN/Nouvel, MVRDV, OMA/Koolhaas et SEURA/Mangin – à réfléchir sur son futur. Les conclusions de l'étude de définition ont été dévoilées au public et livrées à son scrutin lors d'une exposition sur les lieux, en mai 2004.


 Â« Une fois prise la décision de transférer les Halles à Rungis, le désastre était écrit. Dans les années 1960-70, l'architecture française était au plus bas […]. Et, dans un néfaste effet de ciseau, la corruption, la collusion au sein des sociétés d'économie mixte entre les promoteurs et les truands du gaullisme parisien étaient au plus haut […]. Les  "jardins" sur l'emplacement des Halles montrent eux aussi à quelle décrépitude de leur art en étaient arrivés les paysagistes français. Cernés de rues mutilées, affublés de la pire panoplie du postmodernisme, ces "espaces" transforment les vieux itinéraires parisiens en parcours du combattant grâce à un dispositif complexe de barrières métalliques, de colonnes d'aération, de passerelles
surplombant des fosses où végètent de misérables plantations, d'orifices de voies souterraines, de fontaines où flottent des canettes vides. Quant au  centre commercial souterrain auquel a été attribué le noble nom de Forum, le plus étonnant est que son auteur soit encore classé parmi les architectes. Mais l'ensemble est si mal construit, avec des matériaux si pauvres, que sa ruine prochaine est inéluctable. On peut même dire qu'elle a déjà commencé. »

 (Eric Hazan, L'Invention de Paris, 2002)

Leur présentation respectait strictement le principe républicain d'égalité. Les quatre jeux de panneaux du rendu, chacun assisté d'un écran diffusant en boucle les explications du concurrent, s'alignaient dans quatre stands identiques, complétés par quatre grandes maquettes réparties aux angles du local. La disparité entre le « projet urbain » à la française et l'« urbanisme programmatique » à la hollandaise n'en était que plus flagrante et, avec elle, l'absurdité d'une sélection opposant, sans le contrepoint d'un troisième terme, deux Français à deux Néerlandais.

Architectures contre stratégies

La divergence entre les types d'approche éclatait jusqu'à la caricature dans l'esthétique des maquettes, accusée par des fonds blancs identiques. D'un côté, des bâtiments prêts pour la vente, dans des espaces noyés de vert, de l'autre, des volumes abstraits, en gélatine passée aux colorants chimiques. Même contraste dans les documents graphiques. Pour les Français, les plans attestent du degré de résolution d'une proposition, en démontrent la faisabilité ; des simulations perspectives de mise en situation complètent le tableau. Pour les Néerlandais, l'urbanisme consiste à élaborer des « stratégies » jusqu'au stade qui précède la véritable formalisation architecturale. L'OMA a rendu des perspectives assez sommaires, voire peu engageantes, préférant s'exprimer par le diagramme et le graphique ; MVRDV ont choisi de photographier le bricolage des couches de leur maquette pour expliquer leur « concept ». Au contraire, la présentation de SEURA, illustrée de rendus aquarellés à l'ordinateur, a l'air d'une étude de permis de construire ; AJN accrédite son projet avec des myriades de détails et porte son effort sur les images de synthèse, en un éblouissant numéro de com' confié aux créatifs d'Artefactory.Issues de conceptions très différentes en matière d'urbanisme, les réflexions des uns et des autres sont, par définition, de nature très différente, comme, en toute logique, les matériaux qui les incarnent. L'obligation faite aux équipes de se plier à des cadres communs, dans le souci – louable – de rendre compte de leurs travaux de manière équitable et lisible, renforce l'illusion que ceux-ci seraient comparables à la lettre. Ces malentendus ne facilitent la tâche ni des instances de jury ni surtout des Parisiens amenés à se prononcer sur le bien-fondé des projets.

Contexte contre contexte
Mélange de raccommodage contextuel et de volonté de faire image, les deux propositions françaises se ressemblent plus qu'elles ne se distinguent. Sur le fond, toutes deux cherchent à concilier des résolutions spécifiques fines, qui répondent aux mille et un « dysfonctionnements » relevés, et une composition architecturale à grande échelle qui les cristallise et les transcende. L'ensemble se nourrit d'antécédents historiques censés l'inscrire dans la « continuité » de la ville et de ses « espaces publics ». Sur la forme, Mangin comme Nouvel proposent un jardin plus ou moins classique, au bout duquel trône un grand bâtiment à colonnes abritant le Forum : le Carreau des Halles, un temple du commerce, en quelque sorte, contrepoids de la Bourse du même nom à l'autre extrémité du jardin, et symétrique de Beaubourg – temple de la culture – selon l'axe du boulevard Sébastopol. À cette réflexion en plan répond l'approche en coupe des Néerlandais. Pour Maas comme pour Koolhaas, le ventre de Paris, c'est sa tripaille, cette infrastructure invisible de transports et de commerces qui court sous tout le terrain en charriant des flux colossaux. Voilà le seul contexte qui vaille et le principal espace public. Leurs interventions taillent dans le vif – l'une au bulldozer, l'autre au bistouri – pour aller festoyer sur les sous-sols, escomptant de cette opération de « mise en scène des contradictions » le surgissement d'« ambiances métropolitaines » inédites. En prise avec le caractère plus spéculatif de ces propositions, la représentation recherche la suggestion plus que le réalisme : à MVRDV l'excitation infantile d'un flipper géant, à l'OMA les plaisirs acides d'une sorte de Carnac revisité par Kubrick.

VRD et BTP

Ces deux catégories d'urbanisme sont mises en Å“uvre à leur niveau d'étiage par les deux projets intégralement résumés dans leurs slogans titres : « le Vitrail sur une vallée » (MVRDV) et « le Toit dans un jardin » (SEURA). La raison du choix de ces concurrents-là, parmi les dizaines de dossiers adressés à la SEM Centre après l'appel de candidatures, reste l'autre mystère du processus de sélection. La bande de Winy Maas ne semble devoir chaque nouvelle invitation qu'à une précédente, pourtant toujours soldée par un piètre bilan. Comme pour le musée des Arts premiers à Paris, ou encore tout récemment pour le Centre de la mer au Havre, sa prestation se réduit à l'exhibition roublarde, et bâclée, d'un coup aussi hardi qu'impraticable. Elle prétend excaver, jusqu'aux tréfonds du RER, une bonne partie du sol et refermer la plaie avec une gigantesque plaque de verre. Hissé sur un socle, ce dispositif rectifie les rues adjacentes en canalisations urbaines. C'est le projet VRD. L'équipe emmenée par David Mangin pécherait plutôt par excès inverse, qui s'applique à faire de l'absence d'ambition vertu. « Faire déjà bien avec ce qui existe déjà » : la même tactique avait guidé sa redécoration du boulevard Richard-Lenoir, il y a quelques années. Là encore, le relookage a minima du quartier est présenté comme un acte de modestie, destiné à épargner aux populations et aux édiles le traumatisme d'une trop grande nouveauté. Tout va changer car presque rien ne change. Axé sur un « cours » de la Bourse – une valeur sûre émise en direction du Paris des associations –, le jardin est recyclé avec ses arbres dans un vocabulaire lénifiant de  ramblas et de kiosques. Il relie le tambour édifié par Le Camus de Mézières à un grand préau carré recouvert de cuivre, de facture vaguement high-tech, qui coiffe l'ancien Forum, élevé par ce geste à la dignité d'un hall d'aéroport. C'est le projet BTP.

Citoyen VRP
Bertrand Delanoë veut replacer l'avenir du centre de Paris, et avec lui les questions urbaines, dans le « débat démocratique ». Il était naturel que la Ville invitât Jean Nouvel à se pencher sur les malheurs du quartier, que lui a légué une politique inverse, celle d'un Jacques Chirac autoproclamé architecte des Halles. Jean Nouvel avait été, en 1979, l'un des instigateurs, puis l'un des jurés, de la consultation internationale pour l'aménagement des Halles organisée par l'association du même nom (ACIH), à l'initiative du syndicat de l'architecture, en alternative polémique au « projet
Chirac ». Cette compétition ouverte avait donné lieu à quelque 600 projets restés lettre morte. Depuis, Nouvel a bâti une œuvre importante. L'architecture y est comprise comme le vecteur privilégié des événements et sensations dont la ville peut devenir le théâtre ; l'urbanisme comme un moyen de mettre en scène leur rencontre avec des situations dans leur diversité. Ici, hélas, ces convictions se
matérialisent en une débauche d'effets qui confine à l'égarement.
Impossible de résumer cette proposition sans lui faire injustice : le foisonnement en est à la fois le credo, la méthode et le but. Vanté par son auteur avec des accents de camelot, c'est le projet VRP. De nos jours, les gens aiment les jardins : dans sa présentation, Nouvel prononce ce sésame à concurrence d'un mot sur trente. Dans l'immobilier, la spécificité apporte toujours de la valeur ajoutée. Chacun trouvera son compte dans les produits de cette offensive multicatégorielle. Les riverains et les amoureux du patrimoine apprécieront la référence au Palais-Royal ; les promoteurs, les 60 000 m2 supplémentaires ; les musiciens, le joli baffle en bois du conservatoire ; les élus, les mesures de sécurité ; les randonneurs, l'éden de prairies et de sous-bois promis aux trois quarts du site ; les pigeons, le grand auvent du Forum… Quant à ceux qui ne pourront pas monter à la fabuleuse piscine suspendue dans les roseaux à 26 mètres de haut, car elle risque fort d'être privée, ils redescendront dans le métro où des jeux de miroirs sont prévus pour les distraire.

Claustrophobie
Servie par des techniques publicitaires et un investissement effarants, la présentation graphique cherche à donner corps à ces ambiances, manipulant des extraits de paysages, fabriquant des façades, simulant de fausses architectures à partir des vraies, puisées dans les archives d'AJN. On reconnaît le champ de graminées du quai Branly, le palais de Justice de Nantes, déplacés, ré-assemblés… Images de synthèse et synthèse des images, qu'elle paraît loin l'époque où Nouvel, pourfendeur de la tradition académique des Beaux-Arts, se targuait d'avoir obtenu son diplôme avec un texte ! Où est passé le trublion qui mettait l'architecture française cul par-dessus tête, revendiquant une « modernité réinventée », «clairement porteuse de sens, critique, politique », fustigeant « le un pour mille de la construction financé par des pouvoirs en quête de style » ? À faire miroiter les opportunités pour aiguiser les appétits, à multiplier les promesses pour désamorcer les inquiétudes – au prix parfois de serments risibles, comme l'assurance d'un « chantier en gants blancs » –, son catalogue de solutions finit par provoquer au moins une « sensation », la claustrophobie, celle que porte en lui ce Paris achevé par l'architecture de toutes ces – bonnes ? – intentions.

VIP
Koolhaas est immunisé contre ces tentations, lui qui fonda en partie sa doctrine sur leur critique. Il a assez brocardé les impasses d'un urbanisme réduit aux « séductions parasitaires » de l'architecture pour savoir s'en garder. Sa proposition – de loin la plus surprenante des quatre – ne dessine pas une solution formelle ; elle assoit une logique. Saisissant au vol la métaphore de l'« iceberg urbain » lancée par le livret du concours, le projet de l'OMA cherche à faire sortir de l'ombre la partie cachée du site, qui représente aussi sa plus grande quantité, pour tenter d'inverser sa gravité. Les couches d'activité enfouies gonflent vers le haut pour crever en ordre dispersé un jardin de plain-pied, étendu à tout le site, tandis que le sol s'infléchit en retour, çà et là, vers les espaces du sous-sol. C'est ce qu'exprime en raccourci la coupe aux allures de sismographe qui condense la stratégie. En faisant coïncider paysage construit et paysage programmatique, ce tricotage en trois dimensions s'épargne le carcan du tracé et évite la rhétorique de la composition. Plutôt qu'un « alibi vert », le jardin est envisagé en accord avec sa nature artificielle, comme un tapis, perceptible comme tel par ses perforations, arrêté à joints vifs contre sa périphérie. Désignés par les émergences construites qui naissent à tous les niveaux de l'infrastructure souterraine, les vrais sols de la ville contemporaine se révèlent et s'ouvrent à l'usage.

Potentiel
Pour peu qu'on ne confonde pas ses canons à programmes avec de vrais bâtiments, ses rayures avec de vrais étages et ses pastilles avec de vrais parterres – ambiguïté dont Koolhaas joue plus qu'il ne cherche à lever –, cette proposition est indéniablement la plus riche car la plus ouverte à l'interprétation. C'est aussi la plus adaptable aux aléas dans le temps d'une opération de cette ampleur. Sans doute ce manhattanisme bonsaï doit-il encore trouver son échelle sur ce rectangle finalement assez restreint, prouver que ses tourelles sauront loger les types de programmes symbolisés par la maquette, explorer tous les assortiments possibles en combinant leur nombre et leur gabarit… On sait que la méthode de l'OMA consiste à ne résoudre une question que pour mieux en lever d'autres. Pour l'instant, force est de reconnaître le « potentiel » de la trame conceptuelle qu'esquisse cette archéologie futuriste, et de lui faire le crédit qu'elle mérite. « Et si nous déclarions tout simplement qu'il n'y a pas de crise ? Si nous nous considérions moins comme les faiseurs de la ville que comme ses supporters ? Plus que jamais, la ville est tout ce qui nous reste », écrivait Koolhaas, il y a dix ans. Et si nous décidions de relever avec lui ce pari ?




Winy Maas : Piste de danse en 3D

«Il nous fallait résoudre le problème que pose les Halles : depuis vingt, ans les principales activités y sont souterraines. Elles sont immenses. C'est presque la plus grande gare de Paris. Il y a là plus de visiteurs qu'au Louvre ou dans d'autres lieux touristiques. Mais cet espace reste caché aux yeux d'une grande partie du public. C'est pourtant là qu'on entre dans Paris ; qu'on vienne de
la banlieue, ou de plus loin encore par le
train, c'est l'endroit où l'on découvre Paris. Mais, aujourd'hui, vous devez traverser des catacombes, des lieux étroits, oppressants, pour atteindre une zone qui n'est pas très cosmopolite, une zone abîmée, un jardin qui n'en est pas un, une place qui n'en est pas une. Donc le sujet serait : comment faire un geste pour que ce monde redevienne un lieu dont la partie souterraine rayonne, se montre aux yeux de Paris, aux yeux du monde, dans toute sa beauté ? Car on pourrait dire, aujourd'hui, que c'est affreux là-dessous, tassé, mais peut-être ces lieux méritent-ils mieux. Ils méritent d'être vus, d'être reliés, ils méritent une ouverture. Et quand vous commencez à creuser dans cette incroyable richesse, quand vous changez ce qui peut l'être en verre, en transparence, ce monde tridimensionnel apparaît et s'intègre à la ville. Nous suggérons donc d'ouvrir radicalement ce monde souterrain, et de montrer la variété de ce qui s'y est élaboré au fil des ans. La gare a sa place, les magasins, les équipements culturels deviennent visibles, la piscine, les cinémas, la bibliothèque, tout cela devient une grande fenêtre, sur le monde, sur les sous-sols. En ouvrant ainsi les espaces, le projet tend petit à petit non seulement vers une ouverture, mais aussi vers la création d'une grande "gare", d'un site où toutes ces boutiques, tous ces éléments ont leur place. Vous arrivez par le RER, et vous êtes tout de suite dans une vallée de verre et de couleurs […]. Instantanément, vous voyez la ville. La plazza devient une plazza en trois dimensions […] ; éclairée par le dessous, cette "place de verre", ce "jardin de verre" devient une sorte de nouvelle piste de danse, un environnement inédit à Paris. Cela devient un lieu cosmopolite qui fait écho aux activités du dessous, ces activités plus anciennes qui reçoivent la plazza qu'elles méritent. Chaque lieu a sa propre apparence ; cela devient comme une grande rosace, un vitrail qui découvre cette profondeur en trois dimensions, cette vallée. Des arbres flottants sont liés à la bibliothèque du dessous. Des pétales de magnolias tombent sur le verre. On voit par en dessous la poétique des saisons […]. Cela devient une rosace multiple, multiculturelle, multicolore, qui s'adresse aux usages mais aussi à l'esprit d'une société en mutation, qui d'un comportement unitaire passe à un comportement multiculturel. Cela donnera aussi un espace pour l'avenir. Cette place en 3D […] pourra aussi être utilisée quand Paris aura un projet à célébrer, l'envie d'une nouvelle tour Eiffel, ou d'une salle de spectacles qu'on pourra placer ici. Éclairée par-dessous par cette épaisse couche transparente et tridimensionnelle, cette nouvelle construction sera encore plus monumentale. En ce sens, notre proposition allie une architecture pour l'existant et une volonté urbanistique pour un futur plus lointain. »

MVRDV, Winy Maas, architecte mandataire ; avec West 8 (A. Geuze), paysagiste ; La Vie de l'Art
(Hilbert & Associés), programmation générale ; M&M Mall & Market, programmation de commerces ;
Ove Arup International, BET ;
Coyne et Bellier, BET structures ; Trouvin Seraquip, BET fluides ; Cabinet Le Fives, économiste.


David Mangin : un toit dans un jardin

«Nous avons tous une vision très parcellaire des Halles. C'est à la fois l'intérêt de cette affaire et sa difficulté : une échelle internationale (Paris, ville, capitale du tourisme), une échelle régionale (trois lignes de RER et quatre lignes de métro), une échelle de centre-ville, celui d'une capitale, et des riverains avec une pratique très quotidienne et des idées très arrêtées.Toute la difficulté de cette situation est de trouver une réponse à des dysfonctionnements, que tout le monde peut reconnaître, qui articule toutes ces échelles. Les continuités urbaines entre le site et le reste de la ville ne fonctionnent pas : on a construit tout un système d'autoroutes urbaines rapides en sous-sol, d'où des tunnels aux grandes profondeurs de sorties, qui empêchent la circulation des piétons dans les rues adjacentes. On sait techniquement supprimer, reporter, réduire ces trémies, et c'est l'une des priorités de ce projet. Il faut aussi donner une nouvelle synergie au site. Pour cela, nous proposons de remettre en piste deux bâtiments : la Bourse du commerce, édifice exceptionnel mais actuellement coupé de la ville et du jardin, ignoré du public puisqu'on ne peut y accéder. C'est donc un élément moteur existant – faisons déjà bien avec ce qui existe déjà. Et puis à l'autre extrémité du site, la place basse de l'ancien Forum, lui aussi très coupé de la ville et du jardin. L'idée est très simple : comment relier l'un à l'autre ? Nous proposons de faire un cours, large de 22 mètres, qui va de la Bourse à la rue Lescot en enjambant l'ancien Forum : une grande promenade publique, une sorte de ramblas qui va restructurer l'ensemble du site et mettre en synergie, un peu comme une poulie et un moteur, la Bourse et le Forum commercial. C'est l'idée majeure, le tracé fondateur de ce projet. Ce cours fait partie du jardin ; c'est le lieu de promenade, d'événements particuliers, éloigné du riverain, donc avec des nuisances minimales […]. Il sert aussi à composer le jardin : côté Saint-Eustache, nous proposons une série de pelouses avec des salons de verdure, des bosquets permettant le repos, la discussion, la rencontre, partiellement construits avec les arbres existants […]. Côté rue Berger, un mail de marronniers existe déjà, ce qui permet d'asseoir le jardin : il faudra le stabiliser, voire le développer ; on peut l'accompagner de part et d'autre par deux bandes, l'une destinée aux jardins d'enfants, l'autre aux parterres et aux kiosques. Puis ce cours enjambe le Forum. C'est l'aspect spectaculaire de l'opération : l'espace public va de part et d'autre dominer l'espace commercial pour déboucher sur la rue Lescot. Nous proposons de couvrir par un toit ce passage, pour donner au centre commercial une ambiance totalement différente de celle d'aujourd'hui. Le cours devient un passage galerie, comme les passages couverts parisiens du XIXe siècle mais à l'échelle plus colossale de ce site et de ce programme, de cet espace public. Ce toit n'est haut que de 9 mètres, pour faire partie intégrante du jardin : c'est un toit dans un jardin. Parallèlement, la ville souterraine va émerger, avec deux ailes latérales dans la continuité des rues, dans lesquelles nous logerons des commerces et des équipements, notamment le conservatoire, des terrasses, des maisons d'associations, le commissariat. Enfin, la salle d'échanges de la gare […] est actuellement indigne des flux qu'elle a à gérer. Il faut refabriquer une salle spacieuse, retrouver une géométrie, de l'espace : ouvrir sur les quais des planchers, éclairer naturellement depuis la place basse une partie de la salle, pour qu'on puisse s'orienter dans la gare, et que les centaines de milliers de personnes qui la parcourent retrouvent une hospitalité minimum. Nous sommes trente ans après l'achèvement des travaux du Forum. Il faut en tirer des leçons pour ne pas se retrouver dans la même situation dans trente ans, il faut faire un projet pérenne par sa forme, par ses matériaux, par ses usages […], faire une construction durable, signe de Paris, éviter le traumatisme du chantier, et donc prévoir un chantier propre, phasable, afin que la vie continue pendant les travaux […]. Les Halles doivent redevenir un espace public majeur, comme les Tuileries, le Louvre, la place des Vosges, le parvis de Beaubourg, où l'on ait de nouveau envie d'aller. »

SEURA, David Mangin, architecte mandataire ;
Philippe Raguin, paysagiste ;
Bénénice pour la ville et le commerce, programmation ; Séchaud & Bossuydt, BET ;
Light Cibles (L.Clair), éclairagiste ;
ETC (P. Massé), BET mobilité et déplacements.


Jean Nouvel : Des jardins et des halles


«En fait, ce n'est pas une étude de définition, mais une étude de haute définition. Partout, il faut dialoguer, enrichir, approfondir, reconquérir… ce sont de multiples projets – une vingtaine sont identifiables. Dans tous ces projets, il faut trouver l'écho parisien, provoquer l'émotion d'être là, au centre de Paris, dans une histoire et une géographie très précises. Comment intégrer Saint-Eustache dans ce nouveau jeu ? Comment révéler la Bourse du commerce et sa coupole, qui est fabuleuse ? Comment interpeller Beaubourg ? Comment raviver la mémoire des passages ? Comment inciter à visiter le quartier et à repérer les principaux jalons historiques ? Comment retrouver le plaisir de flâner ? Comment faire que les Parisiens se sentent aux Halles, à Paris, chez eux ?D'abord en créant un jardin, qui à la fois soit unique et qui soit le prolongement de l'histoire des jardins de Paris – le Palais-Royal, les Tuileries, les Buttes-Chaumont. Les jardins de Paris, c'est l'animation calme, la sérénité, les grands espaces libérés, depuis lesquels on regarde Paris, Paris autour, Paris très près, Paris plus loin ; c'est une question de profondeur, de surprise, d'enchaînements. Ainsi, pour nous, le jardin des Halles, c'est trois jardins. Le premier est au strict niveau du sol, il s'étend sans entraves de l'ancien Forum à la Halle au blé. Il aligne ses rangées d'arbres qui confrontent les biotopes des forêts d'Ile-de-France, comme Compiègne, Rambouillet, Fontainebleau. Il dégage une grande perspective centrale ; il ne remplit pas l'espace, il l'étend. Le deuxième est suspendu à mi-hauteur entre le sol et les toits de Paris, c'est le balcon sur Saint-Eustache, un hommage en forme de succession de jardins à thème, très calmes. Le troisième jardin, lui, est suspendu à la hauteur des toits parisiens. C'est un jardin événement, un jardin onirique, un tapis volant, pour savourer le plaisir d'être au cœur de Paris […]. Ces trois jardins créent le grand jardin des Halles, qui lui se prolonge par un jardin linéaire, entre la Halle au blé et le Palais-Royal, enfin connecté aux Halles. Ce grand jardin est au centre d'un secteur piétonnier étendu, d'un corridor vert, complété par des jardins en terrasses suspendus pour relier les différents niveaux, par des jardins d'hiver intégrés à chacun de ses jardins, par le jardin des pots – un jardin pour enfants à la pointe de Saint-Eustache. Nous essayons de créer la profondeur par de multiples jardins, mais aussi par de multiples halles […]. À la place des parapluies de Willerval, on crée une grande halle, le Carreau des Halles. C'est un espace de lumière, ouvert sur le jardin. L'ancien Forum devient un véritable lieu d'urbanité, un fragment de ville ouvert, la continuité entre dessus et dessous est totale, la frontière devient totalement indiscernable. À la pointe Saint-Eustache, des plateaux de bois créent des préaux pour les jeux d'enfants : c'est la mini-halle des enfants. Autour du parvis de Saint-Eustache, la halle du marché accueille de manière permanente [les commerçants]. Face au Pied de Cochon, on trouve la halle des Arts, qui se substitue au pavillon des Arts ; c'est un lieu d'exposition de l'art contemporain le plus pointu. La Halle au blé devient un salon-orangerie, un confortable jardin d'hiver ; on y trouvera des livres, des journaux, des pâtissiers, des salons de thé. Tout près de là, rue Berger, la halle des cinémas, qui montera deux nouvelles salles et qui jouxtera la halle d'hiver, continuité protégée du jardin. Enfin, la galerie Baltard, de plain-pied avec le jardin, est le lieu toujours renouvelé des expositions des actualités : c'est la halle de l'actualité. Dans le même esprit, nous proposons un enchaînement de places. Le Carreau est une place couverte, sous un plafond miroir, programmable, où se mélangent les ciels et les jardins, en surimpression dynamique avec des images, des textes. La place Saint-Eustache devient une petite place de quartier […]. Le parvis de Saint-Eustache est une petite place qui dialogue avec un immeuble vitrail, qui diffracte l'image de l'église. La Halle au blé est de fait une place couverte, et à la porte du pont Neuf, entre Le Chien qui fume et un immeuble lampion – que nous appelons l'immeuble japonais, car il contient des bars à tous les étages –, nous créons une place de rencontres, à la fois diurne et nocturne. En fait, nous voulons créer pour les habitants de ce quartier des équipements parmi les plus enviables et les plus identitaires de Paris. »

AJN, Jean Nouvel, architecte mandataire ; avec Nicolas Michelin, architecte ;
Michel Desvignes, paysagiste ;
O'Byrne-CAFÉ, programmation ;
Ove Arup International, BET ;
Cabinet Casso, consultant sécurité ;
Pierre Lefèvre, consultant environnement et HQE ; Christine Schmülckle-Mollard, architecte MH, consultante patrimoine.


Rem Koolhas : Une modernité cumulative

«La France est l'un des pays qui ont inventé la modernité. Au début, celle-ci ne semblait pas incompatible avec la ville historique. Jusqu'aux années 1920-30, 1950 et même 1960, la France a fait preuve d'un enthousiasme dépourvu de complexes à l'égard de ces questions, confiante qu'on pourrait résoudre et régler la consistance de ces deux aspects. Paradoxalement, avec la destruction des Halles a débuté en France un complexe, une névrose sur ce sujet, et la modernité y est devenue très difficile. La seule manière dont elle semblait pouvoir survivre était par l'intermédiaire de projets un peu utopiques, comme les Grands Travaux de Mitterrand. Ils ont donné l'impression que la modernité ne pouvait être que grande, neutre, abstraite, un peu froide. C'est peut-être cela qui explique en ce moment l'absence d'une conviction partagée sur le statut de la modernité en ville. Un fait résume cette évolution : étrangement, le mot "tour" est lui-même devenu suspect dans la ville de la tour Eiffel, laquelle donne pourtant toute son identité à Paris.Le devoir essentiel de ce projet est donc de réinventer une modernité pour Paris à même de reprendre cet effort de coexistence. On pourrait dire que cette modernité devrait être verte, à condition que le vert ne soit pas interprété comme une espèce d'alibi – tout recouvrir de pelouses –, mais comme un moyen de critiquer la modernité antérieure, un moyen d'imaginer une modernité autre. Il s'agit peut-être surtout de rompre avec l'idée du grand geste unificateur et définitif, qui doit régler toutes les questions. Ici, sur le projet des Halles, nous avons décidé de tester l'hypothèse d'une modernité cumulative, de voir si l'accumulation de gestes, en soi particulièrement précis, contextuels et délicats, pouvait redéfinir un terrain aussi grand, un sujet aussi grand que les Halles.Le projet consiste en une collection de bâtiments, qui sont en partie des émergences du sous-sol et en partie des pénétrations de la surface. Il s'agit d'abandonner une fois pour toutes la séparation schizophrène qui existe aux Halles entre le souterrain et la surface, donc de trouver une typologie, qui connecterait l'un à l'autre là où c'est le plus efficace, le plus nécessaire ou le plus excitant. Nous avons voulu ces petits pavillons, pour avoir des identités très différentes, soit très utilisables, dédiés à des équipements précis, soit plus ludiques, plus légers. Nous avons imaginé le paysage des Halles comme un champ de cercles de conditions végétales très différentes : presque de la forêt, dans certains cas, et, dans d'autres, des espaces plus praticables, mais en tout cas, une richesse végétale qui s'étend sur la totalité du site, en même temps que la richesse architecturale. Les deux ne sont pas séparés, ils coexistent, en même temps. »

OMA, Rem Koolhaas,
architecte mandataire ;
avec One Architecture (D. van Dansik)
et XDGA (X. de Geyteer), architectes ; agence TER (O. Philippe), paysagistes ; Partenaires développement
(J.-P. Lebas), programmation ;
Ove Arup International, BET.

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