Leo Fabrizio, voyage dans l’esthétique de l’absurde

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 01/02/2010

Leo Fabrizio

Article paru dans d'A n°188

Quelle est l’influence de notre environnement sur notre identité et, en retour, comment notre identité influet-elle sur notre environnement ? Ce sont à ces questions et à ce processus que tentent de répondre les images du photographe suisse Leo Fabrizio.

« Je ne suis pas tant un photographe qu’une personne qui utilise la photographie comme outil », déclare Leo Fabrizio. Il est vrai que se regroupent aujourd’hui sous l’étendard de la photographie une série de pratiques qui n’ont en commun que le médium : photo reporter, artiste plasticien, technicien, voire artiste n’utilisant l’image que comme preuve de l’état final d’une installation éphémère.

S’il n’est pas photographe stricto sensu, Leo Fabrizio s’est pourtant formé comme tel dans la section spécialisée de l’Écal, l’École cantonale des arts de Lausanne. Du portrait au studio, les études abordent toutes les facettes du métier. À côté de ces exercices d’école, il développe un travail sur le paysage qu’il présente comme diplôme et publiera sous le titre Bunkers aux éditions Infolio en 2005. La série d’images montrant les ouvrages défensifs de l’armée suisse est une première investigation sur le rapport paysage et identité, thème central du travail de Fabrizio.

Ce n’est pas un hasard si la série s’enracine sur le territoire helvète. « Je suis très marqué par la Suisse, où j’ai grandi et où j’habite. En Suisse, la nature est très présente : on sort des villes très rapidement pour se retrouver dans des massifs montagneux dont certains ont une dimension quasi logotypique : la silhouette du Cervin est si reconnaissable qu’on la croirait inventée par des designers graphiques. Et simultanément, ce cadre de carte postale est aussi une montagne infrastructure, perforée de tunnels ferroviaires ou routiers, d’usines hydroélectriques et de bastions militaires. » Bien qu’officiellement neutre, la Confédération helvétique s’est dotée dans les années trente d’un réseau de fortifications qu’elle a constamment étendu, modernisé et entretenu jusqu’à la fin de la guerre froide. Créé à l’initiative du général Guisan, ce système de défense était organisé autour de l’idée du « réduit national » : en cas de conflit, les militaires se seraient réfugiés dans les montagnes du centre du pays, forteresse naturelle complétée par de nombreuses forteresses humaines qui, pour se fondre dans le paysage, avaient été camouflées en rochers, en chalets ou recouvertes d’appendices métalliques imitant les sapins.


QUAND LA RÉALITÉ DEVIENT SON PROPRE DÉCOR

Faux chalets, faux sapins, faux rochers : c’est autour de cette collection de faux-semblants que se sont cristallisées les questions de Fabrizio. Tous ces artifices de camouflage civil opéreraient en fait sur différents mythes qui fondent la nation suisse : le mythe de la montagne protectrice, qui accueille ses fils en son sein, ou ce que le photographe appelle le mythe « de la caverne », non pas en référence à Platon mais plutôt comme une allusion à un réflexe reptilien de l’homme consistant à se construire des galeries ou des tanières à l’architecture plus ou moins élaborée. Le mythe visuel du pays parfait, du pays iconique, n’est même pas écorné par la présence d’une casemate en béton armé. La photographie d’apparence neutre et informative de Fabrizio pointe ces ambiguïtés et ces situations ubuesques : tel bunker protégeait une route stratégique passant par un golf, fréquenté par les gens les plus riches du pays ; il a été maquillé en maison individuelle. Dans tel autre, les troupes chargées de l’entretien venaient fermer et ouvrir les volets des fausses fenêtres afin de simuler la vie et mettre un terme aux plaintes des riverains qui s’insurgeaient de voir une maison vide qu’ils ne pouvaient pas louer.

La série Bunkers achevée, c’est en Thaïlande que Fabrizio continue ses investigations sur l’identité et les paysages, dans un travail appelé Dreamworld. Ce monde de rêve est celui des classes moyennes du pays dont les signes extérieurs de réussite parsèment le paysage : des practices de golf (des structures sous filets de 50 mètres de haut et 300 mètres de long), des autoroutes pour se rendre dans de nouveaux lotissements de maisons sur catalogue. Tout n’est qu’apparence : « La piscine est un symbole de réussite. Alors, on en trouve autour de ces maisons. Seulement les Thaïs ne s’y baignent pas le jour, par peur de bronzer – cela fait paysan –, ni la nuit par peur des esprits. Elles n’ont souvent pas plus d’une vingtaine de centimètres de profondeur. » De même pour les jardins clos soigneusement dessinés dans les practices de golf, jamais utilisés car seulement créés pour augmenter l’attrait visuel d’équipements entrant en concurrence les uns avec les autres. « En Thaïlande, l’unité politique est très faible : elle ne tient qu’à travers la vente de rêves. Et si notre rêve est d’une qualité aussi médiocre, quelle est la qualité de notre rêve ? », interroge verbalement et visuellement le photographe. Et la question ne vaut pas que pour la Thaïlande…

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