Loger le pauvre, l’immigré, le demandeur d’asile - I. La norme comme politique d’exclusion - Du foyer à la « résidence sociale »

Rédigé par Pascale JOFFROY
Publié le 14/02/2017

Une chambre après réhabilitation : la valise sert de placard faute de place dans l'espace principal.

Dossier réalisé par Pascale JOFFROY
Dossier publié dans le d'A n°251

Philosophe et membre du collectif « Ouvriers du monde/Architectes de paix Â», Judith Balso revient sur l’histoire des foyers ouvriers en France, dont la transformation en « résidences sociales Â» est en cours. Un temps lieux de solidarité et de liberté d’expression, ils subissent aujourd’hui une nouvelle tentative de mise au rang, au nom de normes spatiales qui se font passer pour logiques et bienveillantes. Certains collectifs d’habitants résistent et défendent une vision moins individualiste et plus fraternelle de l’habitat.

D’A : L’histoire des foyers d’ouvriers et de travailleurs migrants en France est peu connue. Quelles en sont les étapes les plus marquantes ?


Judith Balso : Les tout premiers foyers ont été construits pendant la guerre d’Algérie. Ils étaient gérés par la Sonacotral, ancêtre de la Sonacotra et rebaptisée depuis Adoma, et directement sous la coupe du ministère de l’Intérieur. Il s’agissait autant de contrôler judiciairement que de loger des ouvriers algériens susceptibles d’être, dans les bidonvilles et les cafés-hôtels, ralliés et organisés par le FLN. Les premiers foyers dits « de travailleurs migrants Â» (FTM) ont été construits au début des années 1970, quand il n’a plus été possible de laisser vivre entassés dans des hôtels sordides, insalubres et dangereux les ouvriers recrutés en Afrique du Nord et en Afrique noire pour travailler en masse dans les usines françaises. Dans ces premiers foyers comme dans les hôtels, les gens vivaient sur des lits superposés et aucun droit ne leur était reconnu – pas même le droit de visite. Des règlements intérieurs despotiques permettaient aux gérants de pénétrer dans les chambres à toute heure du jour et de la nuit et d’expulser qui ils voulaient ; ils interdisaient aux résidents de recevoir librement, de se réunir, d’afficher, d’utiliser à leur gré les salles de réunion. Ces foyers ont été construits là où il semblait impossible de construire quoi que ce soit d’autre : sur des terrains éloignés des transports et de tout commerce.

 

D’A : Cette histoire assez violente est jalonnée de résistances et de coups de force.

Ces premiers foyers ont été l’objet, entre 1975 et 1979, d’une immense grève jalonnée de manifestations et d’affrontements, dont l’enjeu a été de mettre fin à ce qui était dénoncé par les habitants comme un système de « foyers prisons Â». Le 21 février 1976, à la Mutualité, plus de 3 000 ouvriers s’organisaient autour d’un comité de coordination et d’une plateforme commune, point de départ de la mise en mouvement de près de 35 000 résidents au moment le plus intense. Fin 1979, un dispositif combinant l’expulsion hors de France de 18 des membres du comité de coordination des résidents et des saisies-arrêts massives sur salaire mettra les gens à genoux. Qui connaît aujourd’hui cette grande histoire ?

 

D’A : La vie collective a-t-elle réussi à se structurer à l’intérieur des foyers ?

Grâce à ce vaste mouvement et en dépit de sa répression finale, les foyers sont devenus des lieux ouverts, des lieux d’organisation et de réunion. Les habitants avaient pris l’habitude de nommer eux-mêmes des représentants, une vie collective s’était organisée. Ils accueillaient les nouveaux arrivants tant qu’ils n’avaient ni travail ni papiers. Des cuisines collectives et des cantines ouvertes sur l’extérieur étaient installées, ainsi que des salles de prière et des petits commerces où les habitants (du foyer et du quartier autour) pouvaient trouver ce dont ils avaient besoin à toutes les heures de leur départ ou de leur retour. Des lieux d’une vie collective et d’une pensée positive de cette vie. Des lieux politiques aussi : c’est dans les foyers, en novembre 1997, que seront créés les premiers collectifs pour exiger la régularisation des ouvriers sans papiers exclus de la circulaire Jospin, sous le nom de « collectifs des ouvriers sans papiers des foyers Â».

On ne s’étonnera pas dans ces conditions que le rapport Cuq remis à Juppé en 1996 les ait dénoncé comme des repaires de maladies, de prostitution et de trafic de drogue, sonnant ainsi le début de la charge de l’État contre les foyers ouvriers en faveur de leur destruction. C’est à Montreuil cette même année qu’un nouveau combat s’engage : le maire a pour projet de détruire le foyer Nouvelle France, puis chacun des autres foyers installés dans sa commune. « Les foyers ouvriers dans la ville, c’est bien Â», diront les habitants lors d’une des manifestations qui stopperont ces projets. Par la suite, aussi longtemps que de nombreux foyers seront structurés par l’existence de collectifs d’ouvriers sans papiers, les plans de destruction seront ralentis et dans certains cas paralysés.

 

D’A : Aujourd’hui, la transformation des foyers en « résidences sociales Â» suscite le mécontentement des habitants. Votre collectif créé en 1998, d’abord en tant que collectif d’ouvriers sans papiers, accompagne les habitants du Foyer Procession (Paris 15e) dans leur protestation. Sur quels sujets celle-ci porte-t-elle ?

Cette politique, engagée depuis 2005 pour transformer les foyers sous couvert de rénovation et réhabilitation en « résistances sociales Â» banalisées, poursuit un double but : en finir avec des lieux d’organisation et de vie collectives, et récupérer des logements médiocrement réhabilités pour y loger « un nouveau public Â», dans un dispositif de « logements sociaux Â» ainsi obtenus à bon compte. À Paris, la Mairie a pris le relais de l’État : elle « pilote Â» et finance les travaux en signant avec Adoma des conventions ad hoc.

Contre l’avis des habitants, l’idéal du programme est le logement individuel « tout confort Â» avec kitchenette, toilettes et douche intégrées, au prix d’une diminution de la surface de la pièce à vivre. Plus de possibilités non plus de s’organiser collectivement pour acheter et préparer la nourriture. Plus de lieux où se rencontrer, échanger des nouvelles, veiller à ce que les plus pauvres puissent avoir à manger et où dormir. Plus de lieu de réunion, plus de salle de prière, les gens en sont réduits à installer des tapis dans les couloirs. Et quant à fumer chez soi, impossible : le détecteur antifumée au plafond de chaque chambre l’interdit. Tout ceci au nom d’une norme de vie individualiste et étriquée, considérée néanmoins comme la seule civilisée, la seule partageable, et légitimement opposable aux mÅ“urs barbares de gens régis par le communautarisme ! Par-dessus le marché, les loyers vont doubler voire tripler du jour au lendemain dans ces chambres « rénovées Â», de sorte qu’au moindre souci de la vie, il devient impossible de continuer à payer. Adoma peut expulser sans négociation et sans relogement, avec trop souvent la bénédiction de juges qui ne prennent pas la peine d’y regarder de plus près. Quant aux règlements intérieurs, on voit revenir le style des années « foyers prisons Â», y compris avec la possibilité pour le gérant d’entrer dans les chambres, ou le refus de laisser les habitants disposer librement d’une salle de réunion et d’une salle de prière.

 

D’A : Comment les habitants protestent-ils ?

En amont des travaux, ils ont systématiquement relevé et fait connaître par des mises en demeure tous les manquements à l’entretien du foyer qui servaient d’alibi à sa transformation. À titre d’exemple, les punaises, cafards et souris couraient dans les chambres. Quand les plans de restructuration se sont précisés en dépit des avis qu’ils avaient formulés, des actions en justice ont été portées par un groupe d’habitants, interrogeant la validité du contrat unilatéral qu’Adoma demandait aux gens de signer, puis sur le caractère indécent des nouveaux logements dont l’espace de la pièce à vivre (si on peut encore l’appeler ainsi !) est inférieur aux 9 m2 exigés par une des rares lois qui s’applique aussi aux foyers. Mais la partie était perdue d’avance, dans la mesure où le dogme de la « mise aux normes bienfaisante Â» était aussi la condition pour obtenir les financements !

En dépit de cet échec au tribunal, la fierté était grande et a donné l’élan du projet auquel les habitants et le collectif travaillent aujourd’hui : créer des rencontres avec d’autres situations (quartiers, bidonvilles, autres foyers) afin que prenne peu à peu sa force une idée simple mais grande dont les contours se sont peu à peu dessinés : ce sont les gens eux-mêmes qui sont capables de penser et de dire ce qui est bon pour eux. D’où la lettre écrite aux architectes par laquelle les habitants espèrent construire une alliance avec ceux que cette vision des choses intéresse au regard de leur métier et de ce qu’ils en attendent de beau et de bon.


Lisez la suite de cet article dans : N° 251 - Mars 2017

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