Lumière: les avatars d'un artifice

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 12/10/2011

Luna Park, Coney Island, New York, 1905

Dossier réalisé par Olivier NAMIAS
Dossier publié dans le d'A n°203

Sécurité, hygiène, identité, publicité, mémoire, animation, cohérence, abondance… En près de deux siècles d'existence, la lumière artificielle s'est incarnée, parfois simultanément, dans de multiples avatars. Ses formes d'hier nous aideront-elles à percevoir ses formes de demain ? La question se pose, à l'heure où l'actualité pousse à ranger ce matériau dans la liste des facteurs de nuisance, voire de pollution de l'environnement.

Qui peut imaginer qu'il y a deux siècles à peine, l'architecture n'existait que sous la lumière du jour ? Passant sous la coupe des bandits, la ville nocturne se trouvait sous un régime de couvre-feu. Elle n'était parcourue que par les chevaliers du guet, autorisés à entrer « à toute heure chez le roi, et en bottes » ou par quelques aristocrates qui pouvaient s'offrir les services d'une escorte de porteurs de lanternes. Les rythmes du travail devaient se calquer sur la durée du jour ou se poursuivre grâce au secours d'une chandelle, dont on économisait les bouts.
L'éclairage coûtait cher et ce n'est qu'avec la mise en réseau de la lumière qu'ont pu avoir lieu les premières tentatives crédibles d'éclairage convenable de l'espace urbain. S'inspirant des essais d'éclairage en réseau réalisés par le Français Lebon sous le Consulat, Winsor installa en 1816 le premier réseau d'éclairage au gaz parisien. En 1822, il fut décidé que ce système remplacerait dans les rues de la capitale les peu efficaces lanternes à huile. Apparut alors la figure du noctambule, personnage interlope qui vint habiter un univers inconnu. La ville nocturne était un territoire si étrange que Restif de La Bretonne s'y lança presque en correspondant de guerre : « Je serais ton hibou spectateur », déclara-t-il à ses lecteurs, qui n'osaient pas encore parcourir cette deuxième ville.
Progressivement, la foule se passa d'intermédiaires ; une myriade de divertissements soutinrent l'activité nocturne : magasins, restaurants, théâtres2… Les techniques d'éclairage artificiel se succédèrent à un rythme effréné : coexistèrent gaz, puis électricité, énergies concurrentes, la dernière invention en date faisant pâlir l'avant-dernière, dont on avait pourtant comparé l'éclat à celui du soleil ! En 1881, l'électricité remporta une victoire qui s'avéra décisive : Edison éclaira le quartier de Wall Street avec un nouveau type de lampe électrique, la lampe à incandescence, la même qui vit aujourd'hui ses dernières heures. Plus sûre, évitant les risques d'incendie et ne polluant pas l'air intérieur, l'électricité supplantera le gaz dans les intérieurs et disparaîtra progressivement des rues. Le dernier bec de gaz s'éteindra à Paris dans les années cinquante.


FÊTE OU SÉCURITÉ ?

Comment éclairer la ville ? On pensa au départ pouvoir s'inspirer du soleil et n'utiliser qu'une seule source lumineuse, ou tout au moins un nombre réduit de sources lumineuses. À San Diego, des mâts d'éclairage furent mis en place pour illuminer les immeubles et l'intérieur des cours. Ils ne fonctionnèrent que quelques années. À l'occasion de l'Exposition de 1889, Jules Bourdais proposa un projet de Colonne-Soleil devant éclairer tout Paris.
La réalité technique eut rapidement raison du modèle du phare, qui traversa tout le XIXe siècle. L'éclairage public allait s'inscrire dans la trame urbaine et n'éclairer que la rue. Deux volontés soutinrent sa mise en place : la sécurité et le commerce. « Un réverbère remplace un policeman », énoncèrent certains dictons, montrant que la sécurisation de la rue s'opérait par un contrôle visuel respectif des citoyens, une problématique étendue plus tard à la sécurité des véhicules automobiles, qui commencèrent à s'approprier une part de la voirie.
Dans les intérieurs, les motivations sécuritaires furent à l'œuvre pour diffuser l'éclairage électrique dans les usines (sécurité au travail) et dans les théâtres, où l'éclairage au gaz déclenchait des incendies dévastateurs, faisant des victimes par dizaines ou par milliers comme à Canton en 1845 (1 670 morts, 1 700 blessés). « La lumière vend », affirmèrent les installateurs et fabricants à des commerçants déjà convaincus des effets bienfaisants de la lumière sur le négoce. Les vitrines aux grands pans vitrés apparurent, mettant en scène les marchandises. Lumière et fête étaient liées. Les rues les plus éclairées des villes furent souvent les artères les plus commerçantes, tels les Grands Boulevards parisiens, ce qui suscita la réplique amère d'un conseiller municipal, qui se plaignait des retards à l'allumage des quartiers populaires : « Nous leur donnâmes la lumière de luxe, ils nous doivent la lumière utile. »
En parallèle, la question de l'image de la ville nocturne se posa : la technique s'avérant incapable de reproduire un éclairage diurne, quel visage la ville nocturne devait-elle présenter ? Finalement, l'éclairage de la ville fut la somme de plusieurs lumières : une lumière de sécurité, répartie de façon homogène ; une lumière du commerce, plus festive, dispensée par les vitrines, les enseignes et les publicités lumineuses, auxquelles l'électricité offrait de nombreuses possibilités d'animation ; et une lumière que l'on pourrait qualifier de mémorielle, appliquée aux monuments. Il ne faut pas négliger non plus l'apport des logements et des bureaux à l'ambiance de la rue. « La rue se doit d'être lumineuse, ce sont les maisons qui éclairent la rue et non la rue qui éclaire les maisons », écrivait Mallet-Stevens dans la revue professionnelle d'éclairage BIP en 1932.


ARCHI BY NIGHT

Si l'on peut capter la lumière naturelle par différents moyens, la lumière artificielle est d'abord une affaire technique. Sa diffusion dépend de la mise en place d'une infrastructure de production, de distribution et de commercialisation d'énergie, et de la mise sur le marché d'appareillages par un secteur de l'industrie développant et commercialisant des technologies selon un agenda qui lui est propre.
Entre les années vingt et trente, dans un mouvement qui n'est pas sans rappeler l'introduction contemporaine des LEDs, la puissance lumineuse du matériel fut en perpétuelle augmentation, tandis que sa gamme de couleurs s'élargissait. Une installation à peine livrée aurait été impensable à réaliser, ne serait-ce que deux ans auparavant. L'augmentation générale de l'illumination des villes renvoie à une symbolique implicite de la lumière : symbole de vie, symbole de la corne d'abondance. Paul Morand verra dans la lumière artificielle la manifestation la plus éclatante et la plus tangible de la nouvelle religion du XXe siècle, l'électricité.
La lumière artificielle devint un matériau de construction, au sens propre et non plus métaphorique. Pourtant, les architectes se montrèrent réticents à s'en emparer. Aux États-Unis, l'architecte Raymond Hood publie une brochure vantant l'avènement d'une « architecture de lumière ». En France, les architectes les plus familiarisés avec la lumière artificielle étaient proches des Arts décoratifs et de l'UAM : Mallet-Stevens, Chareau, Pingusson, etc. Ils inventèrent des systèmes de mise en lumière des intérieurs – la gorge lumineuse, la fenêtre artificielle –, secondés par les membres d'une nouvelle profession, les « ingénieurs éclairagistes », dont le représentant le plus talentueux fut André Salomon. L'impact de leurs prescriptions sur le développement de l'architecture moderne reste cependant à évaluer : la suggestion d'utiliser des revêtements muraux lisses et clairs allait clairement dans le sens des avant-gardes, tout comme l'emploi de larges vitrages, l'ouverture de la façade, etc. En parallèle, apparurent les problématiques d'urbanisme souterrain – le champ sera théorisé par Bernard Utudjian à partir de 1936 – et les premiers espaces publics ne pouvant fonctionner sans l'apport de la lumière artificielle, comme les couloirs du métropolitain.


LA NUIT DÉSENCHANTÉE

Durant la guerre, s'éteignirent les lumières urbaines, qui auraient fait des villes des cibles toutes désignées aux bombardiers, d'autant que les restrictions multiples n'encourageaient pas à la dépense somptuaire d'énergie. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en dépit du manque d'études sur le sujet pour la période suivant le conflit, on peut affirmer sans trop de risque que l'éclairage perdit l'aura et l'attrait qu'il avait dans l'entre-deux-guerres.
Non que l'innovation faiblisse : Richard Kelly (voir pages 46 et 47) dénombre 750 sources lumineuses nouvelles dans le catalogue de General Electric en 1957 et l'on peut estimer que ses concurrents Sylvania et Westinghouse en produisaient autant. Non que l'on ne se préoccupât plus de son intégration dans l'architecture, car de nouveaux systèmes d'éclairage intégrés aidaient à transformer le bâtiment en « prisme lumineux ». Plus simplement, la lumière s'est banalisée : on estime que New York était six à huit fois plus illuminée en 1957 qu'avant la guerre. Elle étonne moins, n'amuse plus, et c'est alors peut-être que, pour paraphraser le titre de l'ouvrage de Wolfgang Schivelbusch, la nuit s'est réellement désenchantée. Elle produit toujours un imaginaire : la multiplication des enseignes lumineuses dans les métropoles génère en sous-main la vision d'une ville synthétique, un univers dystopique synthétisé dans le film Blade Runner de Ridley Scott.


REPENSER LA LUMIÈRE

Les chocs pétroliers conduisirent à limiter la croissance de l'illumination et suggérèrent une nouvelle fois l'extinction des feux. L'émergence des problématiques d'économie d'énergies n'empêcha pas la constitution progressive de plans lumière à l'échelle urbaine, les SDAL (schémas directeurs d'aménagement lumière) au tournant des années quatre-vingt. Les SDAL entendaient apporter une forme de cohérence à une illumination constituée de strates accumulées au cours de plusieurs décennies d'éclairage urbain. Leur mise en place fut indissociable de l'émergence de la figure du concepteur lumière, lighting designer à la française, autour de personnalités comme Roger Narboni ou Yann Kersalé, qui mirent l'accent sur des notions comme la poésie, sans doute pour prendre leurs distances avec la vision exclusivement technique de l'éclairage.
Les plans lumière valorisèrent les capacités de la lumière à métamorphoser l'espace, instrument dont certains perçurent qu'il pouvait être mis au service de la politique. « Alain Juppé arriva à Bordeaux avec une volonté de transformation de la ville. L'ampleur des travaux était telle qu'il réalisa vite que les changements ne seraient pas visibles avant plusieurs années. La mise en lumière de la ville apparut alors comme un moyen rapide de rendre tangible la mutation urbaine. Plusieurs concepteurs lumière participèrent à l'illumination d'espaces majeurs », rappelle François Migeon, concepteur lumière et président de l'Association des concepteurs éclairagistes (ACE). La France et ses 36 000 communes représenteraient donc un terrain idéal pour illuminer les messages des élus…


HARO SUR LA LUMIÈRE !

Cependant, des voix s'élèvent contre la mise en lumière et, à l'inverse de Goethe qui au moment de son agonie réclama davantage de lumière (Mehr Licht !), elles demandent l'abaissement des éclairages afin de lutter contre les Ulor, halos lumineux entourant les villes, dont la puissance empêche de voir les étoiles. Ce n'est pas le seul grief contre la lumière. L'allongement des illuminations perturberait la photo-synthèse et les biorythmes des animaux. Dans les intérieurs, éteindre la lumière est devenu la façon la plus simple de montrer que l'on économise l'énergie, même si l'éclairage ne représente que 5 % des usages de l'électricité domestique.
La chasse à la lumière fait fi d'une vision globale de l'espace urbain et de la perception, ce que l'on désigne parfois par l'expression « confort visuel ». S'il faut éclairer moins les villes, que faut-il éclairer, qu'entend-on conserver ou au contraire laisser dans l'ombre ? La volonté d'appliquer, notamment dans les espaces de travail, une quantité de lumière uniforme est-elle le meilleur moyen d'assurer une perception correcte de l'espace, un confort visuel ? Enfin, l'extinction des lumières est-elle totalement compatible avec la modification des rythmes urbains ? Luc Gwiazdzinski, géographe, remarquait que la durée de la nuit entendue comme période de repos absolu se réduisait désormais à trois heures dans les métropoles. En dehors de ces périodes, il faut éclairer pour accompagner l'activité économique de la ville.
La question de l'illumination recoupe également des aspects sociaux. Gwiazdzinski notait encore que dans les périphéries, où résident nombre des travailleurs de la France qui se lève tôt, l'éclairage est bien moins performant que dans les centres-villes. Les « classes laborieuses » n'auraient-elles pas le droit à autant de lumière que les autres ? Le débat lumière de luxe contre lumière utile évoqué plus haut ressurgit de nouveau.
La situation dans les logements est plus démocratique : les intérieurs de toutes les classes partagent souvent une mauvaise illumination. L'éblouissement provoqué par des lampes employées dans des luminaires inadaptés y est monnaie courante. La généralisation récente des lampes fluocompactes pour des motifs d'économies d'énergie s'est effectuée sans que l'on s'interroge sur la qualité de sa lumière, pourtant loin d'être la meilleure disponible. Des notions qui touchent à la perception de l'environnement, comme le rendu des couleurs, sont largement négligées, tout comme les questions d'ambiance et de santé qui suscitent des besoins d'éclairage. L'économie de lumière est impérative, mais qui imposera que l'éclairage soutienne l'architecture et la qualité de vie des habitants ?

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