Marie Schuiten, En quête de la sensualité des architectures vernaculaires en terre crue

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 28/06/2017

Portrait de Marie SCHUITEN

Article paru dans d'A n°255

Au cœur de l’Europe, à Bruxelles, se déploie avec panache la tribu francophone des Schuiten. Depuis plus d’un demi-siècle, elle assume une relation savante ou imaginaire avec l’art de bâtir. Robert en est le patriarche. Architecte inventif né en 1912, il dote ses huit enfants d’un triple trésor : curiosité, créativité et passion. Luc, né 1944, a été dès l’âge de 25 ans l’un des premiers architectes d’Europe devenu charpentier pour réaliser des maisons écologiques et sensuelles. Désormais, il consacre ses talents à la création d’une vaste saga pensée et dessinée avec virtuosité : une éco-utopie nommée la « Cité Végétale ».

Ses trois sœurs – Christine, Simone et Bernadette – sont architecte, philosophe et historienne de l’art. François est l’un des grands maîtres de la bande dessinée. On lui doit une deuxième saga : celle des Cités obscures, qu’il nous fait explorer en une vingtaine d’albums. Quant à Marie, au sein de sa tribu, elle choisit de s’épanouir dans la création d’une troisième saga : une encyclopédie photographique des habitats vernaculaires bâtis en terre crue.


Durant ses études, Marie Schuiten s’est d’abord intéressée à la psychologie, puis à l’archéologie et à l’histoire de l’art et « donc aussi à celle de l’architecture ». Mais sa vraie passion trouve son épanouissement après son master en photographie : depuis dix-sept ans, Marie se consacre à la photographie des architectures vernaculaires. « Dès ma prime jeunesse, mon père m’a fait découvrir toutes sortes de créations vernaculaires anonymes qu’il admirait pour leur intelligence, leur sobriété et leur harmonie. Bien plus tard, en l’an 2000, lors d’un voyage dans les oasis égyptiennes, j’ai été fascinée par la splendeur menacée des habitats ruraux en terre crue. Dès mon retour, j’ai cherché à assouvir cet intérêt naissant. Je me souviens bien du choc culturel que j’ai subi en me délectant de deux livres sur des patrimoines similaires d’Afrique. Chacun avait été réalisé par une femme photographe : Tableaux d’Afrique de Margaret Courtney-Clark et Spectacular Vernacular de Carollee Pelos. Je me suis alors demandée pourquoi je ne suivrais pas une voie similaire; et complémentaire. Confrontée à cette question, j’ai eu une révélation définitive – en faveur des architectures de terre – en découvrant le catalogue de deux expositions présentées à Paris. Celle initiée en 1981 au Centre Pompidou : “Des architectures de terre; ou l’avenir d’une tradition millénaire” et, plus tard, celle présentée à la Maison Européenne de la Photographie, la MEP. La première exposition révélait notamment – pour la première fois dans le monde – la beauté et l’intelligence d’une grande diversité d’architectures vernaculaires. Ce fut une révélation. Et ce fut pour moi la raison majeure de m’investir dans la photographie de ces patrimoines qui avaient suscité en moi une si vive émotion. La seconde exposition, celle de la MEP, faisait découvrir les puissantes œuvres en noir et blanc du photographe belge Sebastian Schutyser sur les mosquées rurales récemment bâties en terre au Mali. Ce fut encore une révélation : j’ai ainsi réalisé que ces créations vernaculaires qui m’attiraient tant étaient, parfois encore, dans certaines régions du monde en cours d’édification. Et que cette tradition ancestrale, qu’on croyait quasi perdue, avait aussi des prolongements vivaces et contemporains. Telles sont les quatre sources vives – les deux livres et les deux catalogues d’expositions – qui m’ont durablement convaincue que ma vocation était d’entreprendre une quête photographique de ces précieux et fragiles trésors qui risquaient bientôt de disparaître. » 


Cette longue et patiente quête, Marie Schuiten l’entreprendra durant une vingtaine d’années dans une douzaine de pays désormais réputés pour la richesse et la diversité de leurs patrimoines bâtis en terre crue. D’abord en Afrique du Nord, au Maroc et en Égypte. Et dès lors, elle parcourt le monde pour y découvrir et photographier les plus puissants témoignages de la créativité vernaculaire : en Afrique subsaharienne (Mali, Burkina Faso, Ghana et Éthiopie), au Moyen Orient (Yémen et Iran) ainsi qu’en Asie (Inde, Népal, Ladakh et Chine). De sa trentaine de « missions photographiques » lointaines – parfois aventureuses, voire dangereuses car elle voyage presque toujours seule –, elle rapporte un trésor iconographique exceptionnel. Il est constitué, après une rigoureuse sélection, d’un millier de photographies. Un patrimoine documentaire rarissime et précieux. Dans sa générosité, l’auteure de cette collecte tricontinentale souhaite aujourd’hui en faire don à une institution culturelle : celle qui, en Europe, pourra en apprécier la valeur et surtout s’engager à valoriser, compléter et rationaliser ce fonds photographique. Une collection exemplaire qui a acquis une triple valeur, à la fois artistique, ethnographique et architecturale. L’œuvre de Marie Schuiten est remarquable par sa qualité, sa cohérence et sa diversité. Et aussi par son rôle essentiel de sensibilisation aux qualités de ce « patrimoine de l’humanité » qui risque fort de disparaître, bientôt érodé par le temps et la modernité. Le pouvoir de séduction de ses photos réside aussi dans son talent : celui de restituer l’intelligence et la sérénité, l’harmonie et la sensualité de ces architectures vernaculaires en terre crue.  


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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