Entre les stations Nationale et Chevaleret, le long du métro aérien, la Semapa achève une opération d’aménagement comprenant un équipement scolaire et 135 logements sociaux répartis en trois bâtiments. À l’angle de cet îlot ouvert qui a fait l’objet d’une phase de concertation particulièrement longue, Abinal & Ropars livrent pour Paris Habitat un immeuble inclassable, d’une redoutable sophistication, mais qui semble déjà étrangement familier.
Difficile de le nommer. Son adhésion franche au paysage urbain de Paris, ville de façades et d’îlots, distingue le bâtiment de deux genres contemporains auxquels on pourrait d’abord l’associer : le plot et le prisme. Malgré son épaisseur (jusqu’à 24 mètres), sa distribution centrale et ses 65 logements rayonnants, cet objet éminemment relationnel conjure la solitude dans laquelle se tient souvent le premier. En dépit de son plan polygonal, de ses cinq façades, des profils anguleux induits par ses gradins, il échappe au caractère sculptural du second par l’écriture très articulée de son élévation. Ni immeuble à cour, ni barre moderniste, ni temple archaïque, le projet d’Abinal & Ropars évite les modèles évidents, tout en circulant librement et savamment entre tous.
Analoge architektur
Cultivant une manière inactuelle d’être de leur temps, les deux architectes cherchent surtout à être de leur lieu, quand bien même celui-ci serait une ville-monde aussi cosmopolite que Paris. Ils semblent animés au fond par une interrogation assez rossienne – le Rossi zurichois relu par Miroslav Šik – sur la corrélation entre l’insaisissable, l’impure et pourtant si prégnante identité d’une ville et le caractère de son architecture domestique.
Après leur immeuble du boulevard de la Chapelle (55 logements, 2009-2016, voir le parcours d’Abinal & Ropars dans le n° 248 de d’a, octobre 2016), Abinal & Ropars continuent donc ici de revisiter la tradition de l’immeuble bourgeois parisien, et ses mille avatars, du Second Empire à la France giscardienne en passant par toutes les variantes hybrides de la modernité (Charavel, Granet, Faure-Dujarric, Laprade, Perret, Pol Abraham, etc.). Aucun déni du présent chez ces deux architectes, au contraire une conscience aiguë de ses contraintes mais aussi de ses ressources, de son épaisseur historique et de sa réjouissante étrangeté. Nulle nostalgie mais la volonté d’endosser les standards constructifs, immobiliers et typologiques actuels en puisant dans un riche lexique architectural et en refusant tout moralisme stylistique.
Au lieu de traduire la paupérisation matérielle du secteur du logement en une esthétique ascétique, brutaliste ou primitiviste, Abinal & Ropars proposent des façades savantes, aux modénatures composées et à la matérialité composite. Plutôt que d’entériner sa normalisation par une architecture répétitive, à la syntaxe raréfiée, ils déploient une morphologie toute en complexité et en contradiction, qui conjugue de multiples références mais ne s’enferme dans aucun système.
Un socle – constitué de grands portiques (futures vitrines) et d’un étage qui semble en entresol –, une série de cinq niveaux courants, un attique en retrait avec balcon filant. Si, globalement, l’immeuble affiche une tripartition assez classique, ses façades se spécifient franchement selon les orientations urbaines et les vis-à -vis. Face aux deux autres bâtiments qui composent l’îlot – conçus respectivement par Sophie Delhay et Jasmine Kenniche Le Nouëne –, elles s’étagent en gradins à partir du R+3, filtrant l’intimité des appartements par des jardinières (comme chez Sauvage) et des élégantes loggias-galeries, un étage sur deux. Du côté de la rue Jenner et, surtout, du très passant boulevard Vincent-Auriol, c’est plutôt par plissement qu’elles s’épaississent.
Jugeant inopportun d’ouvrir les appartements sur des loggias ou des balcons en face du métro aérien, Abinal & Ropars ont en effet travaillé une géométrie de plis verticaux. Imperceptiblement, ceux-ci s’approfondissent à mesure qu’ils s’approchent de l’angle de l’immeuble, lui-même traité comme un tambour qu’ils participent à facetter. Si le plissement des bandeaux est régulier, celui des fenêtres s’inverse une fois sur deux et se décale en quinconce d’un étage à l’autre. L’entre-deux des angles entrants et saillants produit deux formes dialectiquement entremêlées : des jardinières en losange effilé et des vrais-faux bow-windows. Alors que chez Roux-Spitz, ce dispositif en saillie équipe les grands salons, il se dédouble ici et sert à donner un biais à la façade de toutes les pièces (séjour, chambre ou cuisine) et, par là même, à désaxer sensiblement les vues sur le paysage. Ainsi équipés, les appartements tous différents, forts de leurs 2,62 mètres sous plafond, de leurs enfilades, de leurs séjours d’angle et de leurs généreuses fenêtres à trois vantaux, jouissent d’une relation enrichie à la ville.
Difficult whole
S’il a été conçu comme une masse évidée et prétend à une certaine minéralité, l’immeuble ne cherche pas à simuler, par un brutalisme feint, une homogénéité de matériau. Isolé par l’extérieur comme la grande majorité de ses homologues, il cherche au contraire son unité matérielle dans le tissage des multiples éléments, superposés ou juxtaposés, de sa vêture, dans leur « inflexion » mutuelle, dirait Venturi. C’est là toute la force du projet d’Abinal & Ropars. Loin de toute fantaisie arbitraire et décorative, la sophistication de leur écriture architecturale peut s’interpréter comme une tentative à la fois critique et inclusive d’intégrer la complexité des systèmes de construction contemporains, de plus en plus industrialisés et sectorisés. Alors que le gros œuvre de leur bâtiment, en béton coulé sur place, est d’une simplicité monolithique, tous les composants de second œuvre qui l’enveloppent sont affirmés dans leur nature composite et superficielle. C’est leur ordonnancement méticuleux qui leur confère un caractère commun. Bandeaux en béton préfabriqué teinté dans la masse, encadrements de baies en StoVentec enduit, règles, garde-corps et menuiseries en alu anodisé doré, stores extérieurs, tous ces produits s’inscrivent dans une même composition, en coupe et en élévation, qui ne se réduit nullement au tracé contingent des inévitables joints qui les séparent.
Ces derniers sont d’ailleurs systématiquement absorbés dans les modénatures de la façade. Les nécessaires règles qui circonscrivent les surfaces enduites sont ici légèrement surdimensionnées et dotées d’un plat qui fait couvre-joint. Contrastant, par leur couleur dorée, avec le gris bleuté teinté de violet des enduits, elles viennent souligner chaque arête, entrante ou saillante. Par leur verticalité, elles servent également à révéler les subtiles différences de nus qui strient la façade de lignes d’ombre d’épaisseur modulaire (corniche (4a), bandeau (2a), linteau (1a), jambage) et qui elles-mêmes gèrent le passage d’un matériau à un autre.
Si l’immeuble accède à une forme d’unité ou de totalité, ce n’est donc pas par un processus soustractif, comme on sculpterait un bloc monolithique, mais au contraire par l’addition d’éléments discrets. C’est par leur répétition, leur agencement, leur intégration mutuelle, qu’ils forment collectivement un tout. Cette approche additive du tout est une constante de l’agence, déjà manifeste dans les tout premiers projets de concours d’Édouard Ropars : Centre culturel arctique à Hammerfest (2004), Centre d’accueil des visiteurs du Giant’s Causeway en Irlande du Nord (2005). L’architecte a exposé d’éloquentes maquettes de ces grandes formes (sortes de métaphores de leurs sites respectifs, géologiquement et géographiquement prégnants), la première uniquement constituée d’innombrables morceaux de sucre, la seconde de boules de Noël1.
Mais, une autre manière d’interpréter cette démarche est de la rattacher à la problématique venturienne du « difficult whole2 ». Selon l’architecte américain, l’unité qui s’impose impérativement à « l’architecture de la complexité et de la contradiction » est particulièrement difficile à atteindre. Elle ne s’obtient en effet ni par l’abstraction, ni par la réduction ni par l’exclusion (facilités qu’il dénonce chez Mies mais qu’on retrouve dans l’architecture essentialiste actuelle) mais au contraire par l’accueil de tous les éléments impurs, hétérogènes et potentiellement contradictoires qui constituent les environnements bâtis contemporains. C’est vers cette « difficile unité par inclusion3 » que tend l’immeuble d’Abinal & Ropars boulevard Vincent-Auriol.
Jeu savant
Mais, plutôt qu’une guigne, l’injonction venturienne est assumée par les deux architectes comme une réjouissante invitation à hybrider les codes et les archétypes, à débrider secrètement les potentialités poétiques de l’architecture, à lui inoculer cette subtile ironie dont manque tant notre époque anxieuse. Sans en avoir l’air, leur immeuble en regorge, de la tête aux pieds, depuis la terrasse supérieure croisant l’ambiance « palette » d’un potager partagé et le hérissement de toitures à la Chambord, couvertes de zinc doré, jusqu’aux deux porches d’entrée où, à l’invitation d’Abinal & Ropars, le sculpteur Jacques Julien a allégrement détourné le modèle du pilotis moderniste. Comme Hans Hollein l’avait fait d’une colonne dorique à la Biennale de Venise de 1980, l’artiste s’est emparé du poteau blanc de 20 cm de la villa Savoye, un des éléments les plus mutiques de l’architecture moderne, et lui a fait subir treize métamorphoses formelles et sémantiques, tour à tour par torsion, pliement, germination, troncature, contamination ou connotation. Feignant d’abord de soutenir le porte-à -faux du porche, ses vraies-fausses colonnes s’écartent du bâtiment, s’égayent dans le jardin comme autant de signes énigmatiques, comme autant d’ambassadeurs de cette architecture vivante, équivoque et relationnelle.
Maîtres d'ouvrages : Paris Habitat OPH
Maîtres d'oeuvres : Abinal & Ropars
Entreprises : Jacques Julien, MOZ, Semapa, Urbaine de travaux
Surface SHON : 5 090 m2
Cout : 9,942 millions d’euros HT
Date de livraison : Septembre 2020