Objets eucharistiques et sols souverains Projet de centre culturel et touristique du vin à Bordeaux

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 01/09/2011

Marc Barani

Article paru dans d'A n°202

À l'heure où le prix des grands crus du Bordelais explose, notamment dans l'Asie des pays émergents, Bordeaux veut se doter d'un centre culturel et touristique du vin, d'une enseigne à la mesure de sa nouvelle notoriété internationale. Un lieu destiné à « célébrer le vin dans son universalité, sa dimension culturelle et sa modernité Â». 

Cette problématique a engendré deux sortes de réponses : celles des lauréats qui ont porté ce désir d'affichage à son paroxysme et celles de la plupart des autres équipes, orientées vers des solutions plus retenues. Des constructions telluriques renvoyant davantage à l'architecture des chais qu'à celle de ces nouveaux musées, proches des parcs d'attractions, qui essaiment désormais dans le monde entier pour répondre aux nouvelles caractéristiques du tourisme de masse de l'ère globale.


SANG DE LA TERRE

L'opposition entre ces deux types de réponses témoigne du sérieux avec lequel le vin est considéré en France : c'est une chose avec laquelle on ne badine pas. Au-delà du miracle économique, la vigne représente aussi une culture – dans les deux sens du terme – constitutive de notre identité méditerranéenne. Boire un bon vin, comme le souligne Michel Serres dans Les Cinq Sens, permet de prendre instantanément conscience d'un lien oublié qui associe, selon l'étymologie, sapidité et sapience : le goût (l'un des sens les plus obscurs) et le savoir. La vinification, au-delà de l'opposition lévy-straussienne du cru et du cuit, réhabilite les processus naturels de fermentation. Elle peut être considérée comme un processus complexe, apte à transformer sans violence une matière brute en aliment, un liquide en boisson. Elle requiert un temps long et convoque une multiplicité presque incommensurable de données : un cépage, une terre, un ensoleillement, une pluviométrie, des protocoles précis et des lieux de stockage à l'hydrométrie, à la chaleur et à la luminosité précisément contrôlées. Un savoir archaïque qui remonte à la nuit des temps et supporte difficilement la moindre altération.

Le site du futur Centre s'inscrit en marge du plan d'aménagement conçu par Nicolas Michelin, dont le tracé s'organise autour d'un système de cheminements parallèles menant vers les bassins à flot. Cette disposition permet d'éviter tout effet de frontière et de distiller, entre les constructions nouvelles, l'ambiance de l'ancienne zone portuaire. Un urbanisme qui reste également soucieux de préserver la mémoire de ce lieu besogneux, habité de hangars et de bâtiments industriels. Placé en bordure du canal d'accès, le Centre du vin permettra d'appréhender en partie la longue façade majestueuse que le duc de Tourny a su donner au XVIIIe siècle à la ville qui s'étend le long de la Garonne.

Mais dans cette relation fusionnelle entre le fleuve et la ville, un autre invité vient s'immiscer : le pont Bacalan-Bastide, devant relier les deux rives de la Garonne dans le prolongement de la rue Lucien-Fauré. Cet ouvrage d'art imposant est constitué de quatre pylônes élancés vers le ciel, destinés à supporter une travée levante à 55 mètres au-dessus de l'eau afin de laisser passer les grands voiliers.

Alors que l'équipe d'X-TU recherche un « effet Guggenheim » servant sans doute à faire décoller ce quartier austère, les autres équipes semblent tentées par la dissidence. Les architectes doivent-ils collaborer avec les édiles sans hésiter à modifier les fondements de leur pratique, c'est-à-dire accueillir de manière inédite rituels, usages et protocoles émergents ? Ou doivent-ils s'opposer aux mutations du monde contemporain en réactivant le mythe gaulliste de la résistance ? Renforcer celui, très actuel, de l'indignation, tout en se référant à l'éthique de leur discipline ?


ENSEIGNE

X-TU (+ CASSON MANN LIMITED, SCÉNOGRAPHIE)

L'équipe réunie autour d'Anouk Legendre et Nicolas Desmazières ose un geste architectural qui culmine à 47 mètres du sol pour offrir, après le parcours pédagogique et ludique proposé par l'agence Casson Mann, un belvédère de dégustation ouvert sur le paysage. La forme, très Beaux-Arts, évoque le mouvement du vin que l'amateur éclairé aime à faire tourner dans son verre pour en analyser la couleur et la texture avant de le sentir et de le déguster. Elle est structurée par une charpente sculpturale en lamellé-collé, visible depuis les espaces d'exposition. Son enveloppe se constitue d'une double peau vitrée et ventilée : l'une assure l'étanchéité ; l'autre est composée d'écailles déterminant une ombrière striée d'encre photovoltaïque, destinée à lui donner un aspect bigarré.

Le parcours muséographique est ainsi plongé dans une quasi-pénombre. On pourrait s'interroger sur l'opportunité de ce canard venturien ressemblant à une tétine, mais ce registre formel a déjà été expérimenté par l'agence avec un certain succès au musée des Civilisations de La Réunion comme au musée de la Préhistoire de la Corée du Sud, récemment inauguré. Cette silhouette, à la limite de l'obscénité, sera sans doute corrigée par le revêtement irisé qui promet des reflets « pourpres, parfois dorés ». Le travail de conception semble s'être ainsi cristallisé sur la fabrication de cet emballage intelligent capable de produire l'énergie nécessaire au fonctionnement de l'équipement, tout en réduisant ses interfaces avec l'extérieur en hiver, pour mieux l'ouvrir et l'aérer en été.

Jouant sur le registre de la stupéfaction, de la sidération, cette forme molle proche de l'informe saura sans doute instaurer également un dialogue fertile avec le mécanisme rationnel du pont Bacalan-Bastide, qui va complètement bouleverser le site.


OXYMORE

TOYO ITO - EXTRA MUROS (+ TOYO ITO, SCÉNOGRAPHIE)

Autre métaphore, celle de l'arc. Elle permet d'évoquer, dans un raccourci saisissant, les arcades de la façade continue du XVIIIe siècle, qui a réorienté définitivement la ville sur la Garonne, et les voûtes des chais et des entrepôts. Les perspectives intérieures de Toyo Ito nous invitent à une plongée en apnée dans l'histoire de l'architecture, où l'arc plein cintre romain se conjugue avec les croisées gothiques, Piranèse avec Louis Kahn, l'architecture archaïque de la stabilité avec les constructions fluides, lisses et transparentes de l'ultramodernité.

Ce projet, relativement introverti, peut ainsi se lire comme un oxymore, la mise en relation de deux termes opposés, l'arche et l'immatérialité. Cependant, il renvoie trop littéralement à la bibliothèque de l'université de Tama, à Tokyo, réalisée par l'agence japonaise en 2005.


SOL

MARC BARANI (+ SCENO, SCÉNOGRAPHIE)

Se refusant obstinément à construire une enveloppe fermée, fût-elle intelligente et durable, pour produire l'obscurité nécessaire aux scénographies d'aujourd'hui, Marc Barani a préféré revenir sur la construction et le contexte. Sa proposition prend appui sur la fabrication du vin et revendique le caractère profondément singulier et local de cette culture. Comme s'il s'agissait de retrouver sous le produit de luxe le savoir millénaire qui lui a permis d'exister. Ainsi, loin de détruire pour construire, le projet recycle, associe et travaille sur la fermentation des forces en présence, en suivant les principes mêmes de la vinification. Conserver les murs en brique scellés de métal des hangars existants et lancer par-dessus eux de nouveaux sols indépendants en leur conférant une orientation cardinale, comme pour donner une visibilité aux lignes directrices du plan d'urbanisme de la zone. Cadrer la Garonne, les coteaux et la ville, élever un belvédère sur des vérins, en référence à l'architecture fluviale et portuaire des écluses et des grues.

Là où était attendu un événement architectural, un objet eucharistique trouvant en lui-même ses propres lois et capable de convertir ces espaces hantés par leur mémoire industrielle en parc d'attractions du capitalisme tardif, l'équipe niçoise trouve dans son site la matière même de sa proposition. Elle poursuit la réflexion sur les fondements de l'architecture élaborée au fil de ses réalisations précédentes, notamment le terminus du tramway de Nice. Une posture qui réactive les principes du régionalisme critique énoncés par Kenneth Frampton il y a plus d'une trentaine d'années.


TOPOGRAPHIE

BROCHET-LAJUS-PUEYO (+ AGENCE NC, SCÉNOGRAPHIE)

L'agence bordelaise refuse également l'objet événementiel pour mieux mettre en scène le travail patient des puissances qui modèlent la topographie, comme si la question du vin restait indissociable de celle du terroir. Elle propose un travail de couture, de tissage. Pour répondre aux coteaux de Lormont qui se déploient de l'autre côté de la Garonne, le projet prend la forme d'une tour de Babel fatiguée et écrasée, une tour de Babel dont les rampes chercheraient moins à rassembler les peuples qu'à concilier la rive sauvage et plantée venue de la mer et celle, domestiquée et monumentale, venue de la ville. Cette construction stratifiée conjugue mille matières au risque de l'éclectisme (le béton et le bois, la pierre et la vigne…), pour se couronner d'un cube de verre opalescent formant belvédère et destiné à fonctionner comme un phare sur le fleuve.


SYNTHÈSE

ATELIER JACQUES FERRIER - ATELIER GIET ARCHITECTURE (+ RALPH APPELBAUM, SCÉNOGRAPHIE)

Jacques Ferrier cherche à conjuguer sol et objet, à accorder ville et événement architectural. Le projet monte lentement en rampe depuis les bassins à flots et le quartier en gestation pour offrir une façade monumentale et vitrée sur le fleuve, ponctuée de boîtes immatérielles en encorbellement et surmontée d'un audacieux pont belvédère. La robe perforée en acier Corten qui habille la composition pondère sa pesanteur et sa massivité en ménageant de multiples transparences inattendues. Ce dispositif semble faire écho, à des siècles de distance, à la scénographie urbaine imaginée par Gabriel pour la Bourse de Bordeaux. Où l'édifice public s'inscrit organiquement dans un agencement complexe afin de permettre à la ville arrière de se mettre en scène sur le fleuve. 

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