Peter Brown et John Brinckerhoff Jackson, regards convergents sur le paysage des Hautes Plaines

Rédigé par Marie-Madeleine OZDOBA
Publié le 15/12/2016

Portrait de Peter Brown

Article paru dans d'A n°250

De 1986 à 1989, le photographe Peter Brown et le géographe John Brinckerhoff Jackson entreprirent une exploration commune du paysage ordinaire des Hautes Plaines américaines. Plutôt que de coproduire une œuvre unifiée, leur démarche avait pour but de mettre à profit le décalage des expériences, des temporalités et des usages photographiques entre leurs disciplines.

C’est à l’occasion d’un cycle de conférences à la Rice University à Houston, en 1986, que Peter Brown rencontra John Brinckerhoff Jackson (1909-1996), grande figure des études paysagères contemporaines, créateur et éditeur de la revue mythique Landscape de 1951 à 1968, professeur dans les universités de Berkeley et Harvard entre 1967 et 1977, historien du paysage, essayiste et écrivain américain.

Jackson, qui enquêtait sur le paysage ordinaire des Hautes Plaines depuis plus d’un demi-siècle, utilisait la photographie comme mode de notation, sans développer explicitement d’ambitions artistiques, tandis que le jeune Brown entamait à l’époque un travail photographique sur la région. Les deux hommes décidèrent de s’associer pour un projet de publication commune, qui n’aboutit pas en son temps. Dans l’ouvrage Habiter l’Ouest publié en 2016 aux éditions Wildproject, le chercheur Jordi Ballesta réunit pour la première fois le texte inédit de John Brinckerhoff Jackson avec une série de 63 clichés de Peter Brown, réalisés lors d’explorations communes des paysages du Texas, de l’Oklahoma et du Nouveau-Mexique, à la fin des années 19801.


Le paysage ordinaire

Au cours de leurs voyages à travers les Hautes Plaines, Brown réalisa plusieurs centaines de prises de vue en privilégiant les endroits que Jackson allait décrire : grands paysages, routes et chemins, installations temporaires, habitations, ruines et phénomènes naturels. Le photographe est au volant pendant que son compagnon observe, dessine et prend des notes.

Pour Jackson, le paysage se différencie de l’espace naturel car il est habité. Il relie ainsi l’idée du vernaculaire à celle de précarité temporelle : dans les Hautes Plaines, la variabilité des conditions de vie et la rareté des ressources poussent souvent les populations à migrer. Même les villes peuvent être abandonnées et déplacées. L’hodologie est le nom qu’il donne à la science des routes, mais aussi à l’expérience de la route au-delà du concept. Il fait notamment une grande différence entre les routes politiques, qui ignorent le local et prennent peu en compte le paysage, et les routes vernaculaires, qui épousent les usages, le terrain, ou encore le parcellaire. Enfin, Jackson décèle dans les Hautes Plaines – et plus généralement dans l’Amérique contemporaine – le passage d’une société qui privilégie la sédentarité et la permanence à une société qui privilégie la mobilité et les capacités d’adaptation, beaucoup moins portée vers l’ancrage : passage de ce qu’il nomme un « sens du lieu Â», à un « sens du temps Â»â€¦


Explorations photo-géographiques

L’une des grandes originalités du projet de Brown et Jackson était de ne pas « déléguer Â» l’expérience visuelle au photographe, en s’efforçant de construire un regard convergent sur le paysage : « Il s’agissait de réunir des écritures différentes, empreintes d’expériences où le parcours et l’appréhension visuelle dominent ; il s’agissait aussi d’articuler deux modes d’habitation et de recherche singuliers dont le croisement pouvait s’avérer fertile. Â» Plutôt que de coproduire une Å“uvre unifiée, Brown et Jackson préféraient mettre à profit le décalage des expériences, des temporalités et des usages photographiques entre le photographe et le géographe. Par exemple, le temps d’installation de la chambre photographique de Brown obligeait Jackson à marquer une pause… un temps qu’il mettait à profit pour aller à la rencontre des habitants.

Pour François Brunet, auteur de la postface de l’ouvrage, leur collaboration s’inscrit dans une complémentarité établie dès l’origine par l’art américain, entre le géographe – spécialiste du territoire et de la société – et l’illustrateur, le peintre ou le dessinateur, puis le photographe : le concept de survey « implique presque nécessairement […] une méthode de collaboration entre deux ou plusieurs acteurs, niveaux ou instances du regard : celui qui mesure ou celui qui contemple, celui qui compte et celui qui raconte, celui qui interroge et celui qui note, celui qui scrute et celui qui rêve, ou encore celui qui instruit et celui qui communique Â».

La réunion des images de Brown et du texte de Jackson permet aujourd’hui d’apprécier les convergences et les apports mutuels de leur démarche, facette méconnue de l’œuvre hors cadre d’un géographe qui se présentait comme « chercheur amateur, s’intéressant au paysage et aux manières de l’habiter, étant ou ayant par ailleurs été cow-boy, rancher, biker, jardinier, garagiste et universitaire Â». À rebours d’un « regard de spécialiste Â», un tel modèle collaboratif de coconstruction du regard sur notre environnement est susceptible de s’exporter au couple architecte-photographe, dont James Corner avec Alex MacLean, mais aussi Stefano Boeri avec Gabriele Basilico, ont déjà commencé à explorer le potentiel.


1. John Brinckerhoff Jackson, Habiter l’Ouest, photographies de Peter Brown, édition de Jordi Ballesta, postface de François Brunet, Marseille : éditions Wildproject, octobre 2016.



Lisez la suite de cet article dans : N° 250 - Décembre 2016

Les articles récents dans Photographes

Abelardo Morell - Écrire avec la lumière Publié le 01/04/2024

En 2001, le peintre anglais David Hockney publiait un ouvrage consacré à l’usage des appareils … [...]

Bertrand Stofleth, Géraldine Millo : le port de Gennevilliers, deux points de vue Publié le 11/03/2024

Le CAUE 92 de Nanterre accueille jusqu’au 16 mars 2024 une exposition intitulée «&nbs… [...]

Yves Marchand et Romain Meffre Les ruines de l’utopie Publié le 14/12/2023

L’école d’architecture de Nanterre, conçue en 1970 par Jacques Kalisz et Roger Salem, abandonn… [...]

Aglaia Konrad, des images agissantes Publié le 20/11/2023

Aglaia Konrad, née en 1960 à Salzbourg, est une photographe qui se consacre entièrement à l’ar… [...]

Maxime Delvaux, une posture rafraichissante Publié le 11/10/2023

Maxime Delvaux est un jeune photographe belge, adoubé par des architectes tels que Christian Kerez,… [...]

Harry Gruyaert, la couleur des sentiments Publié le 04/09/2023

Harry Gruyaert expose tout l’été au BAL, haut lieu parisien de la photographie, créé en 2010 p… [...]

.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Avril 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
1401 02 03 04 05 06 07
1508 09 10 11 12 13 14
1615 16 17 18 19 20 21
1722 23 24 25 26 27 28
1829 30      

> Questions pro

Vous avez aimé Chorus? Vous adorerez la facture électronique!

Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer leurs factures en PDF sur la plateforme Chorus, …

Quelle importance accorder au programme ? [suite]

C’est avec deux architectes aux pratiques forts différentes, Laurent Beaudouin et Marie-José Barthélémy, que nous poursuivons notre enquête sur…

Quelle importance accorder au programme ?

Avant tout projet, la programmation architecturale décrit son contenu afin que maître d’ouvrage et maître d’œuvre en cernent le sens et les en…