Peut-on innover en apprenant ? Le design/build et l’apprentissage expérientiel - Se former en construisant : l’expérience à l’échelle 1

Rédigé par Caroline MANIAQUE
Publié le 09/12/2016

Yale Building Project New Zion (Kentucky, 1967)

Dossier réalisé par Caroline MANIAQUE
Dossier publié dans le d'A n°250 Depuis une vingtaine d’années et à un rythme soutenu ces dernières années – comme l’atteste maintenant une mise en réseau des programmes Design/Build –, les pédagogies relatives à la formation des architectes se renouvellent au profit de l’expérience pratique.

Les sensibilités culturelles et contre-culturelles qui se sont développées au cours des années 1960 ont eu une influence marquante sur les lieux de l’enseignement, ainsi que, dans une moindre mesure, sur les pratiques constructives. L’idée, par exemple, qu’au lieu de concevoir seulement des bâtiments en plans et en coupes, les apprentis-architectes puissent être aussi encouragés à construire des prototypes à l’échelle grandeur est devenue de plus en plus importante. Si ce mouvement s’est développé au milieu des années 1960 et se poursuit aujourd’hui aux États-Unis comme en Europe, on peut néanmoins identifier une généalogie de ce type d’apprentissage tout au long du XXe siècle dans les écoles aussi célèbres que le Bauhaus, le Black Mountain College, ou la Cranbrook Academy.

Dans ces lieux de la pédagogie expérientielle, il s’agissait d’abord d’initier les étudiants à l’expérience pratique : manipuler les vrais matériaux, la brique, le bois, le carton, et ensuite se former à penser les détails d’assemblage, les expérimentations structurelles. Le passage de l’abstraction dessinée à la réalisation physique permet d’expérimenter différents niveaux de réalité allant de la prise de conscience de la matérialité jusqu’à l’appréhension sensorielle de l’espace et des structures. On comprend bien que travailler la projection en dessin, sur l’ordinateur ou sur la feuille de papier, sépare l’architecte des réalités constructives. Déjà, à l’origine de l’histoire de l’architecture moderne, les architectes s’inquiétaient de la distance vis-à-vis de la matière. Adolf Loos avait déjà souligné en 1910 ce danger dans son texte Architecture. Il déplorait la perte d’un savoir-faire manuel, le savoir de l’artisan et la matérialité de l’architecture. Il pointe l’abstraction du dessin comme responsable : « Dans ce cas, c’est la main habile du dessinateur qui domine. Les formes architecturales ne sont plus créées par les outils du constructeur mais pas le crayon. À tel point qu’il suffit de voir la façade d’un bâtiment, de deviner en regardant l’ornementation si l’architecte avait utilisé un crayon n° 1 ou n° 51. Â»

Loos soutenait donc l’idée que l’architecte perdait contact avec la construction, la vraie expérience du vécu et de l’habiter. Le Corbusier a, lui aussi, exprimé en 1929 dans son ouvrage Précisions cette distance entre le dessin et l’acte physique de construire : « Maintenant que j’ai fait appel à ton esprit de vérité, je voudrais te donner, à toi étudiant d’architecture, la haine du dessin. Car le dessin, ce n’est que couvrir de choses séduisantes une feuille de papier… L’architecture est dans l’espace, en étendue, en profondeur, en hauteur : c’est volume et c’est circulation Â» (Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, 1930).

Mais qu’entend-on exactement par l’expérimentation expérientielle ou encore par ces formations intitulées « Design/Build Â» ? Quelques-unes de ces expériences d’apprentissage serviront d’exemples.

Plusieurs travaux récents éclairent la dimension pédagogique spécifique du Design/Build telle qu’elle a été développée aux États-Unis. L’historien de l’architecture Richard W. Hayes, dans son ouvrage The Yale Building Project: The First 40 Years (2007) analyse le dispositif pédagogique mis en place dès 1967 au département d’architecture de l’université Yale, dans un contexte de contestation sociale et de bouleversement institutionnel caractéristique de la fin des années 1960. L’historienne de l’art Kelsie Greer, quant à elle, a enquêté sur l’expérience constructive déployée par de jeunes architectes dans le Vermont à Prickly Mountain, en insistant surtout sur une pédagogie basée sur le processus2. Le programme mis en place par Charles Moore à Yale, ainsi que les expériences de l’architecte David Sellers dans le Vermont ont constitué des modèles de pédagogies qui seront ensuite réappropriés et adaptés dans de nombreux départements d’architecture, surtout aux États-Unis, tel que la Yestermorrow Design/Build School, installée dans le Vermont, ou encore le département d’architecture à l’université de Washington.

Dans une autre veine, les ateliers Design/Build de l’équipe du Rural Studio ont relayé ce principe pédagogique, mis en place dès 1993 par Samuel Mockbee. Avec pour défi de former des « architectes citoyens Â», le programme destiné aux étudiants en architecture du premier cycle de l’université d’Auburn, en Alabama, a permis de construire des bâtiments – centres sociaux, écoles – utiles au voisinage. La dimension sociale – édifier des petits édifices nécessaires –, l’aspect convivial – une communauté d’acteurs investie dans un projet collectif – et l’expérience de la construction – monter des murs, fabriquer une charpente – a contribué à sa renommée internationale.

Trois niveaux distinguent l’expérience constructive à l’échelle 1. Tout d’abord, l’expérience pratique ; puis l’idéologie « antispécialiste Â», voire antiprofessionnelle, caractéristique des années 1960-1970 ; enfin la visée sociale qui soutient ce type de pratique. Il faut placer cette réflexion didactique dans un champ plus vaste, celui des stratégies d’apprentissage, notamment l’ancrage de l’apprentissage dans la réalité. L’ouvrage de l’anthropologue Jean Lave, Situated Learning. Legitimate peripheral participation (1991), montre l’efficacité de l’enracinement des apprentissages dans les situations concrètes de la vie quotidienne.
(...)


Lisez la suite de cet article dans : N° 250 - Décembre 2016

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