Philharmonie de Paris - Le bal des menteurs

Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 27/02/2014

la philharmonie vue depuis le parc de la Villette © AJN

Article paru dans d'A n°224

Lorsque nous avons rencontré Laurent Bayle dans son bureau de la Cité de la musique dessiné par Christian de Portzamparc, il sembla étonné – pour ne pas dire agacé – que d'a lui pose davantage de questions sur le financement de l'opération que sur son ambition architecturale. On le comprend. Depuis le lancement de ce chantier de prestige, journaux et télévisions, au lieu de se réjouir d'accueillir à Paris la salle qui lui fait défaut, préfèrent dénoncer les dérives budgétaires auxquelles la mégalomanie de ses créateurs aurait conduit. En France, on a eu le Concorde et le Rafale, un jour peut-être l'EPR, alors pourquoi pas la meilleure salle philharmonique du monde ? Avec Jean Nouvel, seul architecte français capable de terminer un chantier en doublant – au minimum – le budget initial, l'affaire paraît entendue : avec lui, on peut lancer un projet en sous-estimant l'enveloppe de départ pour n'effrayer personne. Son prestige, ses réseaux et son énergie sauront tirer le projet jusqu'à son achèvement et tant pis si l'entreprise aligne les avenants en fin de chantier.

Nous n'avons pas la prétention de rendre ici justice au contribuable mais avons voulu profiter de ce scandale annoncé pour essayer de comprendre les mécanismes d'un système opaque qui se répète malheureusement dans beaucoup de grands chantiers publics et qui est indiscutablement préjudiciable à l'architecture. En témoigne le musée des Arts premiers dont l'ambition architecturale fut ternie par une fin de chantier catastrophique, l'entreprise laissant au nouveau service de maintenance du musée le soin d'achever les finitions ! Avec la Philharmonie de Paris, c'est d'ailleurs le même trio d'architecte-maître d'ouvrage-entreprise qui rempile : Nouvel-Januel-Bouygues. Mais c'est aussi la crédibilité de la profession d'architecte qui est ici en jeu, l'attitude de Jean Nouvel semblant corroborer le plus répandu des préjugés sur les architectes: leurs caprices de démiurges ignorent la saine gestion des affaires publiques. Ses confrères architectes n'ont d’ailleurs pas caché leur rancœur, car c'est eux qui pâtiront de cette réputation quand celui qui en est la cause pourra toujours construire des projets pharaoniques à Abu Dhabi.


Entre Bouygues, Jean Nouvel, Brigitte Métra (son associée) et Patrice Januel, lorsque nous avons entrepris cette enquête, la scène ressemblait un peu à une scène de bagarre dans le village d’Astérix. Il faut dire que la maîtrise d'ouvrage vient d'accorder un blanc-seing à Bouygues pour monter la charpente sans son aval! À l'origine de cet embrasement médiatique, il y aurait à l'automne 2012 la révélation d'un conflit entre Jean Nouvel et son associé de longue date, Michel Pélissié. Ce dernier, chargé de la gestion des Ateliers Jean Nouvel, est aussi celui qui temporise lorsqu’entreprises et clients s'inquiètent des ardeurs de la starchitecte. Un divorce s'ensuit mais les deux jurent que tout va bien désormais et que le gestionnaire n'aspirait simplement « qu'à une retraite paisible Â». Ce n'est cependant un secret pour personne, l'architecte reprochait à son associé ce que nous appellerons diplomatiquement « une trop grande complicité avec Bouygues Â». Toujours est-il que devant la tournure médiatique que prenait ce chantier, chacun a bien compris que la zizanie nuirait à tous les belligérants. Alors que l'on apprend que des courriers assassins s'échangent encore sur le chantier, on nous assure que tout va pour le mieux, Jean Nouvel se pliant même à l'injonction de son maître d'ouvrage lui « interdisant de communiquer sur le projet de la Salle Philharmonique de Paris Â» sans son aval. On a connu la starchitecte plus rebelle...


À l'origine de ce climat délétère, il y a un système que tous les architectes connaissent bien et qui perdure depuis trop longtemps. Ce système pousse chacun à mentir et l'opacité organisée pour maquiller ce mensonge provoque deux effets pervers: à force de n'y rien comprendre, la presse compare des chiffres qui ne sont pas comparables et alimente la surenchère. Surtout, cette opacité corrobore les soupçons de financement des partis politiques. N'oublions pas que le chantier a été relancé quelques mois avant les élections présidentielles contre l'avis de Matignon.


Ce que la plupart des protagonistes de l'affaire interrogés avouent, c'est que le péché originel vient de Bercy. Pour ne pas encourager starchitectes et entreprises du BTP à surenchérir systématiquement, le ministère de l’Économie et des Finances laisse sous-estimer les budgets de constructions publiques. Finalement, tout le monde ment mais pour le bien public. Ainsi pour la Philharmonie, avant même les dérives budgétaires, le coût de construction proposé aux candidats au concours avait été minimisé de 41 %! Et si Jean Nouvel a l'honnêteté d'avouer qu'on l'a poussé à mentir pour emporter l'affaire, la maîtrise d'ouvrage considère en toute bonne foi que la pratique est tellement rentrée dans les mÅ“urs qu'elle ne relève pas du mensonge mais d'une saine prudence. Il est plus facile ensuite de faire croire à la $vox populi$ – parfaitement ignorante des arcanes du monde de la construction – que l'architecte a la folie des grandeurs. C'est néanmoins une machine infernale qui se retourne contre les Ateliers Jean Nouvel aujourd'hui. Tout est fait pour affaiblir et diviser la maîtrise d'Å“uvre. Les délais d'étude sont ainsi deux fois plus courts que ceux accordés pour la Philharmonie de Lucerne, les honoraires sont aussi trois fois moins élevés (7% contre 22%). L'entreprise, qui touche étonnamment autant d'argent que la maîtrise d'Å“uvre pour frais d'étude, a alors beau jeu de se plaindre de l'architecte qui ne lui valide pas ses plans à temps, l'acculant sous la menace de lourdes pénalités. Jean Nouvel, parfaitement rodé à cet exercice, mais plus faustien que jamais, a-t-il poussé le jeu un peu loin ? Il se retrouve aujourd'hui dans le rôle de l'arroseur arrosé.


Découvrez le reste de l'enquête de d'a : « Y-a-t-il un scandale de la Philharmonie ? Â»

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