Philippe Ruault « Trouver la distance qui donne une vision de l’architecture et du monde ».

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 08/04/2007

Philippe RUAULT

Photographe d'architecture depuis vingt ans, Philippe Ruault a côtoyé tout type de bâtiment, du plus modeste des projets aux théâtres et musées des « starchitectes » – Nouvel, Koolhaas, Ricciotti… Entretien avec un professionnel pour qui l'intérêt du métier est d'abord « de se poser des questions, pas de faire des photos automatiques ».

O.N. : Depuis vingt ans, vous photographiez l'architecture pour les plus grands et les moins grands. Vous considérez-vous comme un technicien ou plutôt comme un auteur ?

Philippe Ruault : L'expression « photographie d'architecture » contient deux termes qui renvoient à une description technique par un outil technique. Mais une bonne photographie d'architecture doit posséder plusieurs niveaux de lecture, dépasser le statut d'illustration d'un savoir-faire pour celui de document. Le photographe a des moyens très modestes pour réussir ce saut : il est seul avec sa chambre, là où l'architecte avait toute une équipe. Les seuls outils dont il dispose sont ceux du « photographique », c'est-à-dire la mise en valeur de la lumière, le cadrage, la distance créée entre l'appareil photographique et le sujet.

Cette notion de distance est fondamentale pour tenter d'établir un rapport juste entre la photo et le bâtiment. Bien que travaillant sur commande, le photographe garde son indépendance par cette distance qui donne une vision de l'architecture, sinon du monde. Pour moi, la photographie d'architecture est une photographie d'auteur sur le champ particulier de l'architecture.

 

O.N. : Comment travaillez-vous avec vos clients ?

P.R. : Je connais depuis vingt ans les architectes pour qui je travaille, je discute beaucoup avec eux, je sais ce qu'ils font et comment ils conçoivent leurs projets. Quand Rudy Ricciotti me dit qu'il n'aime pas la transparence pure et qu'il faut que la paroi ait une résistance, je vais chercher à retranscrire cela dans les photos. Le photographe doit d'abord respecter les intentions de l'architecte.

 

O.N. : Le photographe peut-il trahir l'architecte ?

P.R. : Ça peut arriver. Récemment, j'ai photographié le Guthrie Theater construit par Jean Nouvel à Minneapolis. Depuis sa fondation, Minneapolis a toujours été une ville importante dans le domaine culturel et, toute proportion gardée, ses théâtres rivalisent en qualité avec ceux de New York. Pour évoquer cette histoire, Jean Nouvel a peint sur les plafonds et les murs des personnages, comme des fantômes des personnes qui se seraient rendu au théâtre un siècle auparavant. La pénombre du couloir maintient une ambiance de mystère qui fait partie du projet, une atmosphère mystérieuse qu'il faut, encore une fois, rendre dans la photographie.

Certains de mes collègues – sans doute munis d'un de ces appareils numériques qui éclairent tout – l'ont photographié en pleine lumière. C'est aberrant ! C'est comme si un ouvrier ou un chef de chantier s'était autorisé à planter des spots ou à peindre les murs en blanc pour rendre l'endroit plus lumineux ! Ce n'est pas au photographe d'architecture de refaire le projet !

 

O.N. : Vous n'utilisez pas le numérique ?

P.R. : Le numérique est un éclairement total, une

surexposition qui est une pornographie du monde, pour paraphraser les propos de Virilio sur la transparence. Moi, j'aime les photos très contrastées, avec beaucoup d'ombre. On m'a même reproché de faire des photographies trop sombres.

 

O.N. : Pourtant, les photographies d'architecture sont souvent prises sous un ciel bleu sans nuages, largement éclairé et exposé. C'est même un stéréotype du genre.

P.R. : J'ai pu prendre moi aussi des photographies sous ciel bleu mais je savais pourquoi. La lumière détermine l'ambiance, alors pourquoi chercher toujours à la contrôler dans un sens univoque, comme les photos sous ciel bleu ou celles sous ciel gris que font les Espagnols ? Il en résulte des images sans ombres, complètement déconnectées du contexte. Je refuse cette solution de facilité qui gomme les couleurs de la lumière, je cherche à exploiter les qualités climatiques et atmosphériques du ciel.

 

O.N. : On reproche aussi à la photographie d'architecture de ne montrer que des bâtiments vidés de leurs occupants. Les usagers étant tout de même la finalité de la construction d'un bâtiment, n'est-ce pas là un paradoxe ?

P.R. : On me le demande souvent, mais je trouve que c'est une question mal posée. Il faudrait plutôt chercher à savoir ce que les visiteurs d'un bâtiment nous apprennent sur l'architecture. J'ai plein de gens sur mes photographies, les visiteurs que je croise lors de l'inauguration des bâtiments. C'est un moment de fête, l'atmosphère est détendue, on ne remarque pas le photographe avec sa chambre et cela produit une photo « événementielle » de l'architecture qui a ses spécificités… Mais après, il faut retrouver sur la photo un rapport entre le visiteur ou le bâtiment, des relations qui se créent entre le projet et le visiteur – ce pourra être une attitude ou un élément qui fait écho à l'architecture. Mettre des gens comme des pots de fleurs pour décorer le bâtiment ou donner une échelle est la pire raison pour justifier la présence humaine.

 

O.N. : Parlons de votre rapport avec l'architecte, le commanditaire de vos photographies. Avez-vous noté un changement entre aujourd'hui et vos débuts, il y a vingt ans ?

P.R. : La photographie est devenue un enjeu primordial pour les architectes, un instrument fondamental dans la logique de communication qui s'empare des agences, soumises à une concurrence de plus en plus rude. Les architectes m'accompagnent de plus en plus sur les bâtiments, imposant, au détriment de la compréhension générale de l'édifice, la prise de vues de détails constructifs, puisqu'ils pensent que leur savoir-faire réside là. Alors que le public a d'autres envies, d'autres attentes, d'autres manières de regarder le bâtiment. Les architectes sont dans leur monde et ne comprennent pas forcément ce qui est bon pour eux.

 

O.N. : Réalisées lors de la livraison des constructions, vos photographies sont un peu des photos de naissance… Seriez-vous tenté de retourner sur les lieux que vous avez photographiés quelques années auparavant, pour voir comment l'édifice a évolué ?

P.R. : Le photographe d'architecture est un peu comme un photographe de baptêmes et de mariages. C'est aussi que la photographie d'architecture est destinée aux magazines, qui ne traitent fort justement que l'actualité. Peut-être faudrait-il imaginer des publications jouant sur des temporalités différentes. J'aimerais pouvoir retourner sur un bâtiment trois ans après mes premières prises de vues, pour voir. Je ne suis pas certain que les photos que je pourrais faire seraient alors différentes des premières, il faudrait expérimenter. Mais peu d'architectes se prêteront à ce jeu, pour des raisons économiques et pratiques, et aussi parce que je ne peux pas garantir absolument que je ferai des photos totalement différentes de la première fois. C'est quelque chose qui reste à tenter…

 

O.N. : Pour conclure, comment reconnaître une bonne photographie d'architecture ?

P.R. : C'est une photographie que l'on peut déplacer de son champ de production pour la placer dans celui de la photographie pure. À travers une photographie d'architecture, on devrait accéder à d'autres visions, aller au-delà de la monstration. Une logique parallèle à celle du bon architecte qui, lorsqu'il construit un bâtiment, fait bien plus que répondre à un simple programme.

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