Pour une architecture aussi belle que bonne

Rédigé par Valéry DIDELON
Publié le 14/12/2023

© Cyril Cornut

Article paru dans d'A n°313

Comme les années précédentes, le Prix d’architectures 2023 organisé par notre revue a suscité un certain nombre de commentaires, moins à propos de la qualité de chacun des projets distingués que de l’orientation du palmarès dans son ensemble. Membre du jury, Valéry Didelon prolonge ici le débat sur les valeurs qu’incarne l’architecture primée et sur son esthétique parfois minimaliste, qu’il entend ici interroger.

Fruit de nombreuses visites et de discussions animées entre les membres du jury, la sélection des projets lauréats du Prix d’architectures reflète bien sûr la confrontation puis la convergence de leurs subjectivités. Elle éclaire néanmoins une tendance qui existe objectivement dans l’architecture aujourd’hui en France, et attire désormais l’attention à l’étranger. Comme les années précédentes, le prix a ainsi distingué des bâtiments qui le plus souvent procèdent d’une remise en cause sinon d’une invention du site et du programme, d’une priorité donnée à la transformation d’édifices ou d’espaces publics existants, d’une réflexion approfondie sur l’économie du projet, d’un processus de conception qui implique les multiples acteurs et usagers, d’une approche constructive qui bouscule les techniques et matériaux communément employés. Avant d’être sélectionnés pour leur forme, les projets ont ainsi retenu l’attention pour avoir transformé leurs conditions et moyens de production au lieu de s’y conformer. En cela, le jury a souhaité mettre en avant des architectes qui à travers leur pratique critiquent les logiques politiques, économiques et techniques qui déterminent leurs pratiques, y résistent et proposent autant que possible des voies alternatives.
 
Moins d’esthétique, plus d’éthique
Les architectes lauréats cette année comme les précédentes se démarquent de ceux qui ont accédé à la notoriété dans les années 1990 aux beaux jours de la commande publique et de la mondialisation néolibérale. L’une et l’autre ne tenant plus leurs promesses, les architectes primés s’identifient désormais moins à la figure du créatif globe-trotter qu’à celle de l’artisan en prise avec un terrain qu’il connaît bien. Ils et elles sont d’ailleurs de plus en plus régulièrement actifs dans les territoires suburbains quand ce n’est pas dans les zones rurales1. Ces architectes travaillent avec des maîtrises d’ouvrage peu expertes et des budgets modestes, et se montrent soucieux de la bonne utilisation des deniers publics. Interrogés, ils revendiquent moins la sacro-sainte liberté de créer comme le font encore souvent leurs aînés qu’une responsabilité sociale et environnementale. En cela, ils semblent avoir pris au sérieux le mot d’ordre « moins d’esthétique, plus d’éthique » lancé de manière paradoxale, sinon avec un peu d’hypocrisie, par les commissaires de la Biennale de Venise en l’an 2000. C’est en tout cas à l’aune d’une priorité désormais donnée aux valeurs guidant les pratiques des architectes qu’il faut comprendre que, lors de l’annonce du palmarès du Prix d’architectures, de modestes constructions ont ainsi volé la vedette à des édifices bien plus imposants et flamboyants.
 
Less is more, toujours et encore
Lorsque l’on considère les bâtiments qui ont retenu l’attention du jury, il apparaît que le moins d’esthétique se traduit souvent par une esthétique du moins. De fait, la lisibilité du plan fait écho à la rigueur de la coupe, la simplicité des volumes renvoie au dépouillement des surfaces qui sont la plupart du temps monochromes, le soin des détails constructifs vise à leur effacement même. Si la réaction à l’exubérance de l’architecture des années 1990 et 2000 est manifeste, le retour aux canons du modernisme tardif ne l’est pas moins. On note ainsi des allusions plus ou moins explicites aux œuvres du dernier Le Corbusier, de Louis Kahn, des Smithsons, de Sigurd Lewerentz, ou de Fernand Pouillon. S’ils n’invoquent pas le less is more miesien, les architectes dont nous parlons ici revendiquent une économie de moyens qui de fait est celle des formes.
En cela, l’esthétique de certains édifices se révèle peut-être en décalage avec les valeurs défendues par ces architectes. En effet, comment comprendre que des pratiques guidées par la critique des modes de production dominants dans le secteur du bâtiment se traduisent par l’austérité formelle qui depuis un siècle caractérise l’esthétique moderniste, laquelle est indissociable de l’éthique protestante que Max Weber associe à l’esprit du capitalisme ? Les maîtres d’œuvre dont nous parlons défendent une architecture située, mais restent de fait étonnamment fidèles à un vocabulaire et une grammaire abstraite, universaliste et intemporelle. Ils fustigent la standardisation, mais s’adonnent à l’écriture sérielle. Ils rejettent le machinisme, valorisent les dispositifs passifs et promeuvent les matériaux bios et géosourcés, mais font pourtant preuve d’un perfectionnisme qui sied surtout aux matériaux et composants industriels. Ils engagent le dialogue avec les élus et les habitants, mais ne renoncent pas toujours in fine aux références savantes à l’histoire de l’architecture qui sont pour ces interlocuteurs probablement mystérieuses. Bref, ils critiquent l’éthique moderniste, mais demeurent paradoxalement très attachés à son esthétique puriste.
 
Nous n’avons jamais été postmodernes
Faisons ici l’hypothèse que notre époque troublée n’invite pas à moins d’esthétique, et a fortiori à une esthétique du moins. Elle pose plutôt la question d’une autre esthétique qui rende manifeste dans les bâtiments mêmes l’éthique de responsabilité sociale et environnementale guidant la nouvelle génération d’architectes. En ce sens, il s’agit d’imaginer sans pathos des formes qui soient propres à la rareté sinon à l’épuisement des ressources. La réalisation de façades en tavaillons ou briques de réemploi, comme de toitures en lauzes ou en chaume, conduit par exemple à accepter l’aspect non finito des surfaces2. La recherche de durabilité amène aussi à développer une esthétique de la robustesse très éloignée de celle de l’optimisation et du design total qui renvoie à l’esprit high-tech3. Si le brutalisme est d’actualité, celui-ci devrait donc être porteur de résilience avant d’être photogénique. Dans la mesure où la plupart des projets visent désormais à transformer l’existant, les traces d’usure et de réparation n’ont plus à être effacées, bien au contraire. Du point de vue du processus de projet, les architectes qui embrassent la sérendipité et pratiquent ­l’adhocisme4 ont toutes les raisons d’accepter les imprévus et les accidents, et de renoncer à la composition harmonieuse entre les parties et le tout. Le chantier se présente de ce point de vue comme une source formidable de créativité. Enfin, s’ils co-conçoivent avec les habitants, alors leurs œuvres doivent rester ouvertes, propices à une appropriation incontrôlée.
Les circonstances actuelles ne plaident assurément pas pour l’esthétique du bel objet, lisse et net, qui se détache clairement sur un fond neutre. Elles invitent plutôt les architectes à imaginer une architecture qui, bien conçue et bien construite, assume la « complexité et contradiction », et peut être à l’occasion « laide et ordinaire5 ». Pour l’anecdote, c’est ainsi que Philip Johnson qualifiait l’architecture de Robert Venturi et Denise Scott Brown au début des années 1970, avant que les deux architectes américains ne revendiquent avec malice ces qualificatifs pour mieux s’en prendre à l’architecture « héroïque et originale » des héritiers putatifs du mouvement moderne. L’enjeu pour les architectes est aujourd’hui de développer une esthétique généreuse, inclusive, et pourquoi pas joyeuse, qui exemplifie les moyens et conditions de production de notre temps. Il leur faut pour cela échapper au carcan du minimalisme chic que font régner des sites internet comme Divisare, par exemple, mais aussi encore parfois la presse spécialisée. En ce sens, la critique doit bien évidemment interroger ses critères d’appréciation. Si elle valorise les pratiques vertueuses d’un point de vue social et environnemental, elle doit s’assurer que celles-ci s’articulent organiquement avec une réflexion sur l’esthétique. Autrement dit, c’est en combinant moralisme et formalisme qu’elle pourra engager avec les maîtres d’œuvre un débat fructueux sur ce que peut être une architecture aussi belle que bonne au XXIe siècle.
 
1. Autant de territoires déjà mis à l’honneur dans « Nouvelles richesses », l’exposition et le catalogue présentés à Venise en 2016 par Obras et le collectif AJAP14.
2. Pauline Lefebvre, « Hairy Materials: On Holding Together Aesthetic and Ecological Concerns », OASE n° 112, 2022, p. 113-126.
3. Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, Gallimard, collection Tracts, n° 50, 2023.
4. Longtemps indisponible en français, l’ouvrage de Charles Jencks et Nathan Silver Adhocisme. Le choix de l’improvisation l’est depuis 2021 aux Éditions Hermann.
5. Robert Venturi, Denise Scott Brown, et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, MIT Press, 1972.

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