Retrouver le goût du monde

Rédigé par Maria-Ignez MENA BARRETO
Publié le 13/09/2011

Le goût du monde

Article paru dans d'A n°189

 Le formidable essor que les théoriciens et historiens de l'art ont apporté à la pensée du paysage ces vingt dernières années a occulté des pistes de recherche prometteuses issues d'autres horizons disciplinaires. L'idée selon laquelle le paysage est une « invention de l'art Â» est devenue une sorte de vulgate dans le milieu des disciplines du projet urbain et paysager, alors même que les pratiques professionnelles ne sauraient se contenter d'une conception certes séduisante, mais souvent éloignée des exigences de leur métier. Fruit d'une réflexion issue de la rencontre d'un épistémologue et historien de la géographie avec les disciplines du projet, l'ouvrage de Jean-Marc Besse, Le Goût du monde, ouvre opportunément le monde paysager à des horizons jusqu'alors trop peu fréquentés, sinon inédits.

Le souci du paysage est aujourd'hui au centre de préoccupations sociales et politiques liées à la qualité des cadres de vie, aux interrogations sur l'identité des lieux, à l'aménagement des territoires ou à la protection de l'environnement. De manière simultanée, et comme en écho à ce changement des mentalités, on assiste, au-delà du monde de l'architecture et de l'urbanisme, à une augmentation exponentielle de programmes de recherche et de formations universitaires dédiés au paysage. Ils se développent au sein des disciplines aussi diverses que les sciences sociales, l'écologie, la géographie, la philosophie, l'agronomie, l'histoire et la théorie de l'art et de la littérature… Directeur de recherche au CNRS, responsable de l'équipe « Ã‰pistémologie et histoire de la géographie Â» du laboratoire Géographie-cités (CNRS), Jean-Marc Besse voit dans cette diversification des discours sur le paysage le signe bénéfique de l'émergence d'une nouvelle discipline, voire d'une nouvelle « culture Â» paysagère. Fort d'une pratique d'enseignement et de recherche sur le paysage au carrefour de la philosophie, de l'histoire et de la géographie, le regard aiguisé par des échanges fréquents avec les disciplines du projet urbain et paysager, Jean-Marc Besse explore, dans Le Goût du monde, les reliefs instables de ce vaste chantier disciplinaire.

  

À chacun son mot « paysage Â»


La démarche qu'il adopte part de l'assomption d'une situation de fait : le terme de paysage, tel qu'il transite entre les diverses pratiques et disciples qui de nos jours en font leur objet, ne saurait recevoir une définition unifiée. Il arrive à la notion de paysage ce qui arrive à nombre de notions plus ou moins techniques lorsqu'elles se mettent à circuler entre des champs de savoirs auparavant cloisonnés et, à l'intérieur de ces champs, entre différents contextes nationaux : le sens du mot se déplace, s'élargit, chaque discipline forgeant la définition du terme la plus apte à répondre aux exigences pratiques, méthodologiques et/ou épistémologiques de son champ. Pour Jean-Marc Besse, travailler aujourd'hui d'un point de vue théorique sur le paysage suppose que l'on accepte d'envisager, au moins provisoirement, la juxtaposition et la superposition mal ordonnées des points de vue qui caractérisent ces diverses approches de la réalité paysagère.


Davantage qu'un essai, au sens classique du terme, l'ouvrage se compose ainsi de la réunion en un volume de cinq textes relativement autonomes – cinq « exercices Â» de pensée – articulés autour de points de vue souvent divergents. Ils sont étayés par des outils conceptuels à chaque fois spécifiques et, pour certains, difficilement conciliables entre eux. L'ensemble, et ce n'est pas là le moindre de son intérêt, constitue un corpus élargi de références majeures pour les étudiants et acteurs du monde paysager.


Un premier essai propose un état des lieux de la recherche contemporaine sur le paysage et des différentes orientations théoriques qui traversent ce nouveau champ disciplinaire. Chapitre stratégique, en ceci qu'il permet à la fois de présenter la problématique, de justifier la démarche peu usitée de l'auteur et d'établir, à défaut d'une cohérence interne à l'ouvrage, un lien tactique entre les quatre chapitres foncièrement hétérogènes qui s'enchaîneront. Y sont alors repérées cinq problématiques, cinq « entrées Â» possibles dans la pensée contemporaine du paysage. Selon le cadre disciplinaire où s'inscriront les diverses approches théoriques, le paysage sera considéré de façon privilégiée mais souvent non exclusive : 1) comme une représentation culturelle (principalement informée par la peinture), 2) comme un territoire produit par les sociétés dans leur histoire, 3) comme un système articulant les éléments naturels et culturels dans un tout objectif, 4) comme un espace d'expériences sensibles rebelles à toute approche objective, enfin 5) comme un site ou un contexte de projet.



Vue d'en haut


Un deuxième essai interroge les effets produits sur notre rapport au territoire par l'invention conjointe de la photographie et de l'avion. En partant d'une étude archéologique du regard aérien tel qu'il a été d'abord rêvé, puis construit par la perspective et la cartographie, J.-M. Besse réduit à sa juste mesure l'impact, néanmoins considérable, de l'invention de l'avion sur notre appréhension des réalités terrestres. Il apparaît alors que la vue aérienne, au-delà d'une condition technique nouvelle de la vision, se révèle un puissant instrument d'observation et de vérification pour des disciplines telles que la géographie ou l'archéologie. Pouvoir qui ne va pas sans séduire un esprit positif tel que Le Corbusier, que J.-M. Besse cite en conclusion : « Car le vol d'oiseau nous a donné le spectacle de nos villes et du pays qui les environne et ce spectacle est indigne. […] L'avion accuse ! Il accuse la ville ! Il accuse ceux qui conduisent la ville. Nous avons maintenant la preuve enregistrée par la plaque photographique que nous avons raison de vouloir changer les choses de l'architecture et de l'urbanisme. Â»



Entre le politique et le vernaculaire


En revisitant les notions de « paysage politique Â» et « paysage vernaculaire Â» du théoricien américain John Brinckerhoff Jackson (1906-1996) à la lumière d'un nombre important de références européennes, J.-M. Besse ébauche un cadre théorique à l'intérieur duquel pourrait se déployer une pensée des relations complexes qui se nouent entre les cultures locales et les politiques d'aménagement du territoire à l'échelle nationale. Du côté du politique, il confronte la pensée de J. Brinckerhoff Jackson aux nouveaux développements de la géographie culturelle, notamment à ses travaux liés à l'organisation du territoire comme expression symbolique d'une conception « moderne Â» de l'État. Du côté du vernaculaire, c'est davantage à travers Michel de Certeau ou Merleau-Ponty et Bourdieu que Besse prolonge l'apport de Jackson pour proposer une réévaluation de la notion. Et ici, ils ont donné des types de jeux comme des applications et voir des jeux de friv en ligne, qui sont joués sur les appareils et les gadgets, tels que les ordinateurs portables, les téléphones mobiles et autres. Beaucoup de ces jeux peuvent être trouvés sur divers sites Web, et certains d'entre eux sont gratuits. Rompant avec une vision statique du vernaculaire pensé en termes exclusivement morphologiques et typologiques, J.-M. Besse revalorise l'intelligence à l'Å“uvre dans la fabrique ordinaire du paysage comme source d'inspiration pour le projet paysager.



La carte précède le territoire


Le quatrième chapitre se veut une contribution pour une épistémologie de la démarche du projet. Pour Jean-Marc Besse, l'activité cartographique par laquelle on cherche à saisir le territoire est déjà en elle-même un projet de reconfiguration, c'est-à-dire de construction et de transformation de ce territoire : la carte précède le territoire. L'analyse du processus intellectuel qui sous-tend cette activité amène Jean-Marc Besse à identifier des opérations mentales et des formes de raisonnement communes à la conception des espaces paysagers et à la formation d'idées nouvelles dans les sciences. Praticiens et théoriciens trouvent ainsi sous la plume de J.-M. Besse un socle commun d'où sortir de leur solipsisme et sur lequel bâtir leurs échanges à venir.



L'hodologie, ou l'espace en mouvement


Dans le dernier chapitre, le plus riche d'enseignement pour les disciplines du projet urbain et paysager, Besse replace la réflexion sur le paysage dans la perspective de ce qu'il appelle, d'un terme forgé au début du XXe siècle par le psychologue allemand Kurt Leewin (1890-1947), l'hodologie. Du grec hodos (route, voyage), l'hodologie est définie par J.-M. Besse comme une théorie des cheminements. L'interrogation sur la manière dont les individus déploient leur expérience concrète du monde mène Kurt Lewin à une conception qualitative et orientée de l'espace environnant. Engagé dans cet espace, la conduite de l'individu se définit et s'oriente par rapport à des « valences Â», c'est-à-dire des régions considérées comme attractives ou répulsives pour l'individu et la satisfaction de ses attentes ou de ses besoins. Cette conduite s'effectue ainsi selon un ensemble de « détours Â» et de chemins privilégiés conditionnés par ces investissements psychiques, chemins qui, d'un point de vue de la géométrie euclidienne, ne sont souvent ni les plus courts, ni les plus droits, ni les plus faciles.


L'espace hodologique, c'est l'espace de la vie. Il est coextensif au corps, à la manière dont il rencontre l'espace et le comprend, le décrit par sa situation et par ses mouvements, par son action. L'espace hodologique, c'est celui d'un usage du monde. Ce qui signifie qu'il n'est pas un espace absolu et stable : c'est un espace en mouvement, qui ne préexiste pas au chemin mais qui, à l'inverse, est produit, aussi bien sur le plan de la réalité effective que sur celui de la perception, par le cheminement.


L'expérience que l'individu fait de cet espace n'est pas pour autant subjective. Elle revêt une dimension objective, au sens où dans l'action et la perception, l'individu rencontre l'épaisseur des choses, leurs textures, leurs lumières ou orientations, leurs manières d'être résistantes ou non à son mouvement. On peut dès lors faire l'hypothèse d'une manière de rationalité régissant la façon que nous avons de cheminer à travers l'espace, et c'est cette rationalité qu'il s'agirait de faire apparaître. Jean-Marc Besse évoque notamment les efforts déployés dans ce sens par les situationnistes avec leur « psychogéographie Â» et leur « cartographie d'intensités Â». Moins que leurs postulats de recherche ou les résultats concrets auxquels ont abouti leurs investigations, leur méthode de « dérive expérimentale Â» pourrait bien être l'amorce d'une nouvelle approche du projet urbain et paysager.


Au terme de cette lecture, le champ tel que l'explore Jean-Marc Besse apparaît comme déchiré de part en part par une faille d'ordre épistémologique formellement indépassable. Faille que l'auteur ne voile d'ailleurs pas, mais qu'il évite de problématiser frontalement en tant que telle. D'un côté de cette déchirure, se placent ceux qui considèrent le paysage de l'intérieur, comme une réalité générée, au sens géométrique du terme, depuis la position du sujet qui en est comme l'origine, le centre de référence mouvant. À l'intérieur de cet espace, toutes les relations topologiques se déterminent par rapport à cette position : proche/lointain, devant/derrière, à droite/à gauche, etc.


De l'autre côté de la faille, se situent ceux qui ignorent ou mettent volontairement entre parenthèses cette détermination que le paysage en tant que tel reçoit du sujet, pour faire du mot un quasi-synonyme du mot territoire. L'espace du paysage est alors pour eux une étendue homogène et continue que l'on peut caractériser, situer, circonscrire. C'est l'espace des distances mesurables et des positions localisables par les coordonnées de latitude et longitude terrestres tel que le retranscrivent les cartes et les plans.



Le projet pour dépasser les discontinuités de la théorie


Cette faille, infranchissable sur le plan de la théorie, est dépassée sur le plan pratique par les disciplines du projet. Car l'art de l'architecte, de l'urbaniste ou du paysagiste, consiste justement à traduire dans le langage technique du plan une pensée intuitivement hodologique (le mot manquait jusqu'à présent) de l'espace. La réussite d'un tel dépassement, jamais donné d'avance et hélas pas toujours atteint, repose pour une large part sur la compréhension de la nature et des limites du plan.


La représentation en projection horizontale trouve sa condition de possibilité dans l'élision de ce rapport frontal aux choses qui caractérise l'expérience vive de l'espace. Le plan, ou la carte, tire justement de cette élision son extraordinaire pouvoir de synthèse, ses conditions exceptionnelles de lisibilité, la force de sa structure de communication, en un mot sa valeur opératoire. C'est sans doute pourquoi, à l'heure de l'image virtuelle en 3D, le plan reste un outil de travail incontournable pour les disciplines du projet.


Abstraction géométrique pourtant fidèle point par point au réel, le plan est la figure par excellence du triomphe de l'homme sur sa condition terrestre. Le rêve d'Icare trouve dans la représentation en projection horizontale son premier et plus formidable accomplissement. Les architectes ne sont pas les seuls, ni les premiers, à éprouver ce sentiment de puissance et cette volonté de domination qu'exalte le regard synoptique jeté sur ce substitut analogique du territoire. Surplombant son calque du regard, maître du dessin et de ses disciplines graphiques, plus d'un architecte a confondu sa position intellectuelle avec celle, a-topique, générée par le plan. L'architecte s'expose à cette tentation démiurgique avec d'autant plus d'intensité que cet espace analogique qu'il tient tout entier sous le pouvoir de sa vision, il le fait littéralement surgir du bout de son crayon. Esprit désincarné, il oublie trop vite et trop facilement que le corps est le lieu d'un enjeu éthique qui engage tout projet urbain ou d'architecture. On doit à cet oubli nombre d'actes d'héroïsme et de mégalomanie.


À l'heure où le pouvoir de séduction des nouveaux moyens informatiques n'a de cesse de renforcer cette aliénation du corps, il ne semble pas inutile de rappeler après Husserl, en conclusion, que le plan, comme la science, « n'est qu'un monde de substitution Â». Et Jean-Marc Besse d'ajouter : « Le monde vécu, le monde de la vie ordinaire, le monde quotidien, c'est le paysage (et non la carte). Â»$ La mission de l'architecte urbaniste ou paysagiste n'est pas de concevoir un beau plan que l'on agrandira à l'échelle du territoire, mais bien d'inventer un espace où déployer nos pas avec bonheur.



Jean-Marc Besse, Le Goût du monde. Exercices de paysage, Arles, Actes Sud/ENSP, novembre 2009.13 x 24 cm, 232 pages, prix indicatif : 22 euros.


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