Richard Kelly, la structure de la lumière

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 12/10/2011

Le plafond lumineux du Seagram Building, New York, Mies Van Der Rohe et Philip Johnson architects

Dossier réalisé par Olivier NAMIAS
Dossier publié dans le d'A n°203

Pionnier de ce qu'on appelle aujourd'hui la conception lumière, Richard Kelly éclaira les projets de Philip Johnson, Louis Kahn, Mies et bien d'autres. Un ouvrage nous permet d'approcher le travail de cette figure exceptionnelle, qui s'attacha à théoriser le rôle et la place de la lumière artificielle dans l'architecture.

L'architecte devant être un artiste solitaire produisant une œuvre unique, à l'image de l'écrivain ou du peintre, l'Histoire retient rarement le nom des multiples participants à la conception d'un bâtiment, quelle que soit l'importance de leurs interventions. Pour faire valoir leurs contributions aux projets majeurs de l'histoire de l'architecture, certains de ces oubliés n'hésitent pas à prendre la plume : de façon posée, tel Peter Rice (An Engineer Imagines) ; ou sur un ton plus vindicatif : l'ingénieur américano-estonien August Komendant publia ses mémoire pour rappeler son action décisive auprès de Louis Kahn dans la conception d'ouvrages majeurs tels que les voûtes cycloïdes des salles d'exposition du Kimbell Art Museum, à Fort Worth*.

C'est à l'éclairagiste de ces mêmes voûtes, Richard Kelly, que Dietrich Neumann rend hommage dans Structure of Light, l'ouvrage qu'il a coordonné à l'occasion du retour des archives de Kelly à Yale. À Fort Worth, Kelly a dessiné le long réflecteur qui diffuse la lumière du jour perçant de la clé des voûtes et qui porte les appareils d'éclairage artificiel. Il a participé également à la mise au point du plafond du Yale Center for British Art, mêlant lumière naturelle et artificielle, terminé après le décès de Kahn. À travers Kelly, Neumann rend justice à ces pionniers de l'illumination architecturale restés dans l'ombre malgré leur proximité avec la lumière : Edison Price, Stanley McCandless, pionniers d'une profession dont on ne sait s'il faut l'appeler concepteur lumière, ingénieur éclairagiste ou éclairagiste tout court. On pourrait lui préférer l'anglais lighting designer, reliant directement une action de projet à un matériau, la lumière.


DU THÉÂTRE À L'ARCHITECTURE

Qui est Richard Kelly, lighting designer né en 1910 dans l'Ohio ? En 1928, il débarque dans un New York frappé par la fièvre de l'illumination électrique, s'inscrit à Yale et devient, dès la deuxième année d'études, l'éclairagiste des pièces de théâtre jouées par ses camarades d'université. Écumant Broadway, il assiste à tous les spectacles, médiocres ou géniaux, l'important pour lui étant d'abord de voir les éclairages scéniques, en plein renouveau sous l'impulsion de figures comme McCandless, son professeur. Une fois le rideau tombé, les illuminations de Broadway prolongent le spectacle dans la rue.
En 1937, il ouvre un premier bureau de conception pour le fermer en 1941 : les couvre-feux et diminutions d'éclairage par crainte des bombardements rendent sa profession incongrue en temps de guerre. Il s'inscrit alors en architecture et bénéfice des programmes de formation accélérée mis en place par le gouvernement américain, mettant son économie entièrement au service de la guerre. Il ouvre un nouveau bureau en 1947 pour s'attacher désormais davantage à l'éclairage architectural. Il éclaire un grand nombre de projets privés. Sa rencontre avec l'inénarrable Philip Johnson lui permet d'accéder à la notoriété et scelle sa collaboration avec Mies van der Rohe, associé à Johnson sur le projet du Seagram Building à New York. Johnson, ne jurant que par Richard Kelly, le recommandera à de nombreux professionnels.


L'ÉCLAIRAGE DE LA MAISON DE VERRE : UN CAS D'ÉCOLE

La raison de cet enthousiasme est à chercher du côté de la maison de verre construite par Johnson à Canaan, une boîte transparente appliquant des principes miesiens. La vision nocturne du bâtiment posait des problèmes insoupçonnés : à la nuit tombée, l'extérieur disparaissait, laissant place à un trou noir. Les appareils d'éclairage se multipliaient dans le vitrage : la moindre lampe se reflétait six fois, note Kelly, qui observe l'incapacité du plan vitré à abolir la frontière intérieur-extérieur au-delà des heures du jour.

Kelly réussit à rétablir cette continuité grâce à plusieurs artifices : d'une part, il illumine le paysage autour de la maison, en installant des sources près des arbres, puis d'autres sur les massifs plantés les plus proches de la maison. À l'intérieur, la majorité des sources sont cachées : Kelly privilégie la lumière indirecte afin de préserver la transparence du mur de verre. Ce sont les plafonds blancs et la paroi de brique du noyau sanitaire qui éclairent les pièces. Ces artifices rétablissent de nuit la transparence diurne de la maison. Selon les mots de Johnson, l'éclairage de Kelly transforme la nature en « papier peint vivant ». Plus railleur, Mies trouve qu'il donne à la maison vue de l'extérieur l'apparence d'un stand de vente de hot-dogs !


LUMIÈRE ET AMBIANCE

Kelly ne s'intéresse pas qu'à l'éclairage des maisons pour gens riches. Tout au long de sa carrière, il fait paraître de nombreux articles portant sur les questions d'éclairage architectural, plutôt dans des revues professionnelles. Il y livre ses conceptions dans le domaine de l'éclairage domestique – qui reste essentiel pour lui – et donne de nombreuses préconisations. Il emprunte à l'éclairage théâtral la dissimulation des sources, qu'il prescrit également dans les intérieurs. Il suggère d'éviter l'emploi de la couleur, de forts contrastes et autres effets de la lumière scénique. Il met au contraire l'accent sur le changement d'ambiance généré par l'illumination.
Cependant, ses compétences l'amènent régulièrement à participer à l'éclairage de bâtiments d'envergure. Quelques années après avoir éclairé la maison de verre, il collabore avec Mies van der Rohe et Philip Johnson, associés sur le Seagram Building. Kelly met en œuvre des systèmes d'éclairage intégrés plus perfectionnés, déjà expérimentés avec plus ou moins de succès dans des projets de bureaux. La lumière, installée à chaque niveau dans une bande diffusante encastrée dans le plafond courant sur toute la périphérie de l'édifice, lui donne l'aspect d'une lanterne géante. L'illumination exceptionnelle met l'entreprise en représentation, renforce la transparence architecturale, participant ainsi d'une « esthétique de l'information » selon certains historiens de l'architecture.
En élargissant le propos, on pourrait se demander si l'éclairage artificiel ne médiatise pas l'architecture moderne tout entière et ne vient pas lui insuffler son âme. Sorcier, Kelly disait "to play with light is to play with magic".


* August E. Komendant, Eighteen Years with the Architect Louis I. Kahn, 1975, publié en français aux éditions du Linteau, 2006.


> The Structure of Light. Richard Kelly and the Illumination of Modern Architecture, Dietrich Neumann (dir.), Yale University Press, 2010, 224 pages, 60 dollars.

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