Stéphane Bigoni & Antoine Mortemard l’espace indicible

Rédigé par Charles NELREY
Publié le 01/03/2012

Stéphane Bigoni et antoine Mortemard

Article paru dans d'A n°206

Stéphane Bigoni et Antoine Mortemard se sont rencontrés dans les années quatre-vingt à l'école d'architecture de Versailles. Comme beaucoup d'architectes, ils ont fait leur apprentissage dans les meilleures agences parisiennes avant de s'installer en 2000 dans un vieil immeuble de la rue Saint-Denis pour mettre en commun leur désir d'une architecture sans compromis. À les écouter, on comprend qu'ils vivent leur métier comme un apprentissage permanent.

Leur architecture se veut en situation. Chaque projet est spécifique, pensé et développé comme un prototype artisanal.

S'ils se défendent d'employer des recettes, on retrouve néanmoins certaines récurrences dans tous leurs projets. Des premières réhabilitations d'appartements aux plus importants programmes institutionnels, certains thèmes reviennent régulièrement comme une ligne directrice, une signature : la mise en scène d'un événement architectural au cÅ“ur de l'espace, la recherche de l'épure, la blancheur révélée sous la lumière.

« Les gens qui appliquent des règles finissent toujours par être dangereux Â», déclarent-ils. Il importe davantage d'amener le maître d'ouvrage à investir dans les potentiels du lieu, quitte à pratiquer en amont une véritable critique du programme imposé. Les deux architectes mettent alors toute leur énergie à révéler les potentialités souvent sous-estimées des lieux qu'ils doivent investir. C'est ainsi qu'ils ont su convaincre leurs commanditaires d'ajouter un foyer au programme du centre de congrès et d'exposition H2O à Rouen, ou un auditorium et une grande galerie d'exposition pour le centre culturel Carré de Baudouin à Paris. Dernièrement, c'est l'idée d'un belvédère qui a germé sur le toit de l'ancienne prison Saint-Lazare à Paris dont la réhabilitation en médiathèque devrait être livrée en 2013 : « À chaque fois, ce sont des batailles qui s'engagent. » Parfois celles-ci s'engagent aussi sur les matériaux et la qualité des finitions. Ils ont ainsi réussi à convaincre la Siemp, maître d'ouvrage de l'immeuble de la porte de la Chapelle qu'ils s'apprêtent à livrer, de ne pas habiller les parois en béton du hall d'entrée, mais de laisser quartier libre à l'artiste Noémi Schipfer et à l'architecte Takami Nakamoto avec qui ils travaillent. Ces derniers ont figuré une forêt stylisée dont le tracé de rayures parallèles fait écho aux moucharabiehs de serrurerie qui recouvrent les façades intérieures.

Stéphane Bigoni et Antoine Mortemard concéderont toutefois une détermination méthodo-logique : aller à l'épure. « Plus on avance dans le projet, plus on enlève… Pour arriver à la générosité en architecture, il faut aller à l'épure. Celle-ci ne passe pas par l'accumulation. » Le Corbusier disait en 1961 : « Lorsqu'une œuvre est à son maximum d'intensité, de proportion, de qualité d'exécution, de perfection, il se produit un phénomène d'espace indicible : les lieux se mettent à rayonner, physiquement, ils rayonnent*. » Bigoni et Mortemard croient effectivement que cette quête de l'espace indicible demeure la meilleure voie l'émotion esthétique.

La force de leurs interventions repose sur leur habileté à faire oublier les contraintes pour mieux renforcer la sensation de présence et s'adresser directement à nos sens. Pour la restructuration de l'agence bancaire du Crédit Maritime à Montpellier, ils ont ainsi conçu un élément de mobilier géant, bas-relief monochrome qui flotte dans l'espace comme un objet abstrait. À les écouter, on s'aperçoit qu'ils sont davantage inspirés par les expériences de la matière menées par Pierre Soulages ou les créations d'environnements perceptuels de James Turrell que par les références architecturales. Quant au dessin du jardin de la future médiathèque Saint-Lazare ou aux plafonds découpés habillés de lamelles métalliques du Carré de Baudouin, c'est aux mystérieuses sculptures d'Eduardo Chillida qu'ils font penser. À Rouen, les moucharabiehs de la cage d'escalier du centre de congrès et d'exposition « H2 o» renvoient, eux, aux « Penetrables » de Jesús-Rafael Soto. L'ambition des deux architectes est en somme « de créer des installations pérennes. De fabriquer des événements inattendus au cœur du bâtiment. »

7 maisons groupées, Villejuif (94)
Ces sept maisons groupées, à l'enduit taloché fin extra blanc, illustrent le rapport privilégié qu'entretiennent ces architectes avec cette couleur de la lumière. Inspirées des médinas ou de la sérénité de quelques monastères perchés dans les îles de la mer Égée, elles sont pensées au cœur de cette impasse comme une architecture du soleil, comme un paysage.
Dans ce contexte de forte densité, où de larges fenêtres en vis-à-vis auraient été gênantes, la lumière arrive par le haut. Maisons fermées en apparence, dans lesquelles plus on monte, plus on s'ouvre au ciel, elles développent leurs espaces intérieurs verticalement, des chambres et du séjour jusqu'aux terrasses en toiture.

18 logements HQE, porte de la Chapelle (Paris XVIIIe)
Depuis le boulevard de la Chapelle, l'immeuble s'impose comme un énorme monolithe dont l'intensité expressive repose dans la matière de l'épiderme : un béton matricé comme un écorché de pierre. La lasure vernie qui le teinte en un blanc satiné confère une puissance, capturant la lumière sur cette surface sculptée qui en module la réfraction. Par leur rythme et leurs proportions, les percements verticaux s'inscrivent dans la tradition de l'immeuble parisien mais la disparition des menuiseries et des stores habilement dissimulés en redans du tableau de béton renforce l'abstraction de la façade, évitant l'effet de pittoresque.
Dans la cour, le blanc est aussi omniprésent : gravier de marbre, résine de sol, murs de béton peint ou enduit, serrurerie laquée, comme si tout était fait pour aspirer la lumière jusqu'aux niveaux les plus bas. Les onze appartements bénéficient tous de deux ou trois orientations. Studios et deux pièces prennent place derrière la courbe de la façade, leurs séjours embrassant le panorama parcouru par le métro aérien.

Création d'une médiathèque dans l'ancienne prison Saint-Lazare (Paris Xe)
Le quadrilatère rescapé de l'ancienne prison Saint-Lazare a été édifié dans les années 1820 par Louis Pierre Baltard, père de l'architecte des Halles. Le projet de réhabilitation oblige à détruire les planchers reconstruits au XXe siècle, dont la capacité portante maximale est incompatible avec l'exploitation d'une médiathèque.
La cour avec son jardin s'inspire des préaux des cloîtres méditerranéens et leur microclimat. Métamorphose de cet ancien espace carcéral et contrepoint d'une architecture réglée non exempte d'une certaine austérité, la végétation luxuriante évoque de même l'univers tropical des jardins d'essais du XIXe siècle… Dans l'esprit des sentes minérales qui parcourent les grandes serres historiques de la capitale, des dalles posées à même la terre végétale créent un cheminement qui démultiplie les points de vue sur ces curiosités botaniques.

Projet de salle des assemblées de l'agglomération de Brest (29)
Un budget qui n'était plus au rendez-vous : sans la crise, l'agence aurait très certainement pu livrer cette salle d'assemblées pour la communauté d'agglomération brestoise. Telle une cavité mise au jour par de mystérieuses forces telluriques, ce projet évoque la puissance de la nature, comme s'il était creusé dans la masse. Le béton de la structure est laissé brut, cloisons et doublages ne sont pas peints. À l'extérieur, les parties émergentes sont recouvertes de feuilles de métal oxydées dont le grain rappelle celui du béton lorsqu'on le décoffre de ses banches métalliques.
Le parcours guide le geste architectural, dans un jeu savant d'articulations entre l'intérieur et l'extérieur, laissant apercevoir une végétation luxuriante, composée de plantes sauvages à la manière d'une lande, d'un concentré de paysage breton.

Biographies
> 1991 / 1994 : diplômes respectifs de Stéphane Bigoni et Antoine Mortemard à l'école nationale supérieure d'architecture de Versailles.
> 2000 : création de l'agence Bigoni Mortemard. Premières réalisations de deux appartements.
> 2004-2007 : centre culturel Carré de Baudouin à Paris XXe.
> 2006-2010 : centre de congrès et d'exposition « H2 o» à Rouen. Sept maisons groupées à Villejuif.
> 2004-2012 : dix-huit logements sociaux pour la Siemp à Paris XVIIIe.
> 2010-2013 : médiathèque Saint-Lazare à Paris Xe.

Soumis à la question

Quel est votre premier souvenir d'architecture ?
Stéphane Bigoni : Le grand bain basilical des thermes de mon enfance à Plombières. Aujourd'hui flingué, les imbéciles !
Antoine Mortemard : À cinq ans, la maison de la culture de Saint-Médard-en-Jalles (Jean-Jacques et Philippe Chaveron architectes).
Que sont devenus vos rêves d'étudiant ?
SB & AM : Fluctuat nec mergitur.
À quoi sert l'architecture ?
SB & AM : L'architecture adoucit les mœurs.
Quelle est la qualité essentielle pour un architecte ?
SB & AM : « Des idées, il y en a plein les encyclopédies, ce qui compte c'est le style. » (Louis-Ferdinand Céline)
Quel est le pire défaut chez un architecte ?
SB & AM : Le compromis.
Quel est le vôtre ?
SB : Je ne veux pas savoir. / AM : Mes certitudes.
Quel est le pire cauchemar pour un architecte ?
SB & AM : La microfissure.
Quelle est la commande à laquelle vous rêvez le plus ?
SB : Une mosquée, une église, une boîte de nuit. Des thermes aussi.
AM : Une maison dans la montagne.
Quels architectes admirez-vous le plus ?
SB & AM : Entresitio, Torrecillas, Aires Mateus, Ishigami, RCR, Jean Dubuisson, Jacques Tati, Sejima, Niemeyer, Mies, Corbu…
Quelle est l'œuvre construite que vous préférez ?
SB & AM : Le siège du Parti communiste et la rue Saint-Sauveur, la mosquée de Cordoue, Prada à Tokyo et la médina en général.
Citez un ou plusieurs architectes que vous trouvez surfaits.
SB : Alberti. Trop de mathématiques, trop de frontons, trop de colonnes.
AM : Son nom m'échappe… mais je crois qu'il a obtenu le Pritzker, le Grand Prix de l'urbanisme et l'Équerre d'argent.
Une œuvre artistique a-t-elle plus particulièrement influencé votre travail ?
SB & AM : Soulages, Chillida, Turrell, Soto, Noémi Schipfer…
Quel est le dernier livre qui vous a marqué ?
SB : La Conquête du plain-pied de Jean-François Cabestan.
AM : Filer droit de Noémi Schipfer.
Qu'emmèneriez-vous sur une île déserte ?
SB : Une baignoire. / AM : Des chaussures de marche.
Quelle est votre ville préférée ?
SB : « J'aime toutes les villes, un peu plus Paris. » (Lili Boniche).
AM : Argiusta-Moriccio, 70 habitants, Corse du Sud.
Le métier d'architecte est-il enviable en 2012 ?
SB & AM : Oui.
Si vous n'étiez pas architecte, qu'aimeriez-vous faire ?
SB : Ouvrir une boîte de nuit. / AM : Marcher dans la montagne.
Que défendez-vous ?
SB & AM : Piétiné par une commande indifférente, une réglementation paranoïaque et une standardisation obsessionnelle de l'idée de confort : le plaisir.


* Le Corbusier, conversation enregistrée à La Tourette, L'Architecture d'Aujourd'hui, numéro spécial « Architecture religieuse », juin-juillet 1961, p. 3.

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elsa MARTIN-H   -   le 05/03/2012

Peut être ce n'est pas le lieu ... mais c'est à brûle-pourpoint : un grand bravo et un p'tit coucou à Stéphane de la part d'Elsa M-H of Guimet

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