Txema Salvans |
Comment montrer la prostitution sans voyeurisme ni vulgarité ? Le photographe catalan Txema Salvans (prononcer « tschema ») tente d’échapper à ce piège en abordant le fait social à partir du territoire. Depuis plusieurs années, il photographie les esclaves du sexe en donnant davantage d’importance au contexte qu’aux corps exposés. |
« Tout photographe se doit d’avoir une stratégie. Car à la différence de l’écrivain, il doit absolument trouver un moyen de s’insérer dans une réalité avec laquelle il interfère », explique d’emblée Txema Salvans. Un jour, à la demande d’un journal qui voulait illustrer un article sur la prostitution en Espagne, il réalise la première image d’une série qui, dans le temps laissé libre par des travaux alimentaires de toutes sortes – mariage, reportage, enseignement –, allait le mobiliser pendant huit ans.
Cette première photographie sur le
sujet est devenue la dernière image de l’ouvrage The Waiting
Game, rassemblant une quarantaine de vues extraites d’un corpus
bien plus vaste. « J’ai voulu agir en entomologiste, dit
l’ancien étudiant en biologie, qui doit collecter des centaines
d’insectes pour dégager les caractéristiques d’une espèce. »
Comment photographier ces femmes, souvent clandestines, qui ne
recherchent pas la publicité et les feux de la rampe ? Txema
Salvans a dû recourir à un artifice devenu sa stratégie. « Dans
une première approche, j’ai demandé à ces femmes la permission
de les prendre en photo, ce qu’elles ont évidemment refusé. Je me
suis souvenu d’un camarade topographe, qui me racontait ses
campagnes de mesures. Je me suis équipé d’un gilet fluorescent,
d’un casque, d’un trépied de géomètre sur lequel j’ai posé
une chambre équipée d’un dos 6 x 9. C’est finalement
en me faisant le plus voyant que je suis devenu invisible. »
Le photographe déguisé en arpenteur : l’habit d’emprunt était-il si éloigné de celui du photographe ? Au-delà du stratagème, la série repose sur trois piliers : distance, lumière et moment. Salvans affirme que son accoutrement lui aurait permis de s’approcher à moins d’un pas des prostitués ; il a néanmoins choisi de s’éloigner jusqu’à ce qu’elles n’occupent plus qu’une portion mineure du cadre, à peine 1/20e de l’image. L’identité des personnes est protégée, mais leur silhouette ne laisse aucun doute sur la profession qu’elles exercent. La lumière est volontairement dure, pour ne pas flatter la scène. Les infortunées actrices sont prises dans les phases d’attentes et d’inaction, un moment décisif advenant dans les temps longs et l’inaction. C’est encore l’ex-biologiste qui explique ce parti pris en termes éthologiques : « Je voulais éviter de montrer les attitudes de “display”, mouvements explicites de communication non verbale, car cela focalisait plus l’attention du spectateur sur l’anatomie des filles que sur leur situation. » Refuser les poses suggestives… « Regarde-moi dans les yeux », disait une ancienne publicité pour un marchand de dessous féminin…
Vies de pêcheurs
Les réactions aux images de la série peuvent être réprobatrices, témoigne Salvans. Indignations quant au sujet ou accusation de vol d’images par le biais de son dispositif. « Les images parlent de la situation et nous interpellent tous, elles nous questionnent sur la façon de traiter ce problème. » Salvans a commencé la photographie après un stage à l’ICP de New York, héritière de la tradition du grand photoreportage. Nice to Meet You, son premier ouvrage, était dans la veine de reporters comme Eugene Richards. The Waiting Game tend vers la photographie de paysage sans oublier les questions sociales : « Les détails de l’image sont importants, les papiers, les sols défoncés. La juxtaposition d’une femme avec cet environnement dégradé est une manière de souligner sa fragilité. » La relégation accuse en miroir la ruine de ces territoires de périphérie où nous évoluons régulièrement. Les images portent le nom du lieu et la date : « Ce n’est pas l’histoire de Maria ou de Raïssa, mais un reportage plus général », déclare Salvans, qui a choisi les lieux au terme de longs parcours sur la route.
Txema Salvans a poursuivi par ailleurs son exploration de « l’attente ». Un travail sur les dimensions locales dans lesquelles, à partir de l’observation du territoire, il montre aussi bien ses dégradations que les usages qui l’animent. Un deuxième volet du « jeu de l’attente » délaisse la pécheresse pour le pêcheur à la ligne. Les cadrages du premier volet sont reconduits, la charge dramatique est moindre : « Finalement, nous passons notre temps à attendre, de la vie à la mort et, si on y réfléchit, dit le photographe, les moments d’attente sont les mêmes pour tous, c’est seulement le moment de l’action qui diffère, selon que l’on attrape un poisson ou que l’on part avec un client. » Entre la fille de joie et celui qui taquine le goujon, la différence, c’est l’horizon d’attente.
À LIRE
Txema Salvans, The Waiting Game, RM
Editorial, 45 €
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