Un état présent de l’architecture ?

Rédigé par Soline NIVET
Publié le 10/12/2015

Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015, 260 p., 39,50 euros.

D’articles en livres, de cours en conférences, depuis près de quarante ans Jacques Lucan remet avec constance l’ouvrage sur le métier : comment penser et décrire l’architecture contemporaine, c’est-à-dire celle d’après la mise en crise de la modernité ? Comment éclaircir le monde des formes qui nous entourent ? Dans son dernier ouvrage, Précisions sur un état présent de l’architecture, il s’attache à répertorier les lignes de conception les plus stimulantes des dernières décennies.

Depuis les années 1980, chacun des "opus" de Jacques Lucan intègre rapidement la petite liste des ouvrages prescrits par les enseignants et lus par les étudiants des écoles d’architecture françaises comme de véritables guides pour se repérer parmi la production architecturale contemporaine. Toujours richement illustrée et référencée, cette bibliographie comporte deux familles, deux étages si l’on peut dire. Dans ces publications françaises, Jacques Lucan interroge les programmes et systèmes de la commande et interpelle volontiers ses confrères sur leurs manquements et aveuglements : d’aucuns se souviennent des réactions provoquées par certains de ses articles comme « Questions aux architectes Â» (AMC, 1986), « Génération silencieuse Â» (AMC, 1994), « Architectures fin de siècle Â» (AMC, 2000) ; et plus récemment son livre Où va la ville aujourd’hui ? (Éditions de la Villette, 2012), dans lequel il s’inquiétait des possibles dérives de l’urbanisme par macrolots et restituait « Ã  chaud Â» un panorama critique des chantiers urbains hexagonaux. Lorsqu’il publie depuis la Suisse, où il enseigne – aussi – depuis 1993, Lucan adopte une posture plus théorique pour questionner la généalogie des problématiques architecturales et formelles déterminant la production de la génération qui s’est affirmée « dans l’après-postmodernisme Â». Ainsi, le présent ouvrage vient prolonger le questionnement du précédent (Composition, non-composition – Architecture et théories XIXe-XXe siècles, Presse polytechniques et universitaires romandes, 2009), dont il fournit en quelque sorte une extension détaillée aux deux derniers chapitres, consacrée à la période 1985-2015.

S’il faut un aplomb certain pour reprendre quasi littéralement le titre de l’un des plus beaux ouvrages de Le Corbusier, Précisions, sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme (Éditions Crès, 1930), on peut cependant saisir la logique de l’emprunt. Comme celui de Le Corbusier – qui restituait le contenu d’une série de conférences –, le contenu du livre de Lucan a d’abord été dit. Testées et maturées par l’auteur au sein de ses enseignements à Marne-la-Vallée comme à Lausanne, les hypothèses qu’il développe ont longuement été étudiées et discutées avec collègues et étudiants. Mais tout littéral qu’il soit, l’emprunt de ce titre reste volontairement partiel, écartant à dessein la notion d’urbanisme.

Car Lucan part d’un premier postulat selon lequel la ville et, plus largement, le contexte de sa production ne constituent plus « le premier horizon de compréhension Â» de l’architecture, dont il s’agirait de mettre au jour les « raisons propres Â». Considérés par leurs concepteurs comme des objets autonomes, les projets choisis et étudiés sont donc cadrés au plus serré dans les nombreuses photographies qui illustrent l’ouvrage, et il est peu fait mention des paysages auxquels ils participent. Pour saisir la logique de conception de ces objets, Lucan instaure ensuite une forme de face-à-face avec leurs concepteurs dont il analyse très précisément les propos (écrits ou prononcés à l’occasion d’interviews et de conférences), cherchant à saisir au plus près les motivations et les processus de conception mis en Å“uvre. De cette exégèse, il déduit une dizaine de lignes de forces polarisant, selon lui, les modes de conception contemporains, qu’il fait ensuite converger à l’horizon d’une interrogation sur la condition postmoderne – encore – de l’architecture, prise en étau entre la globalisation de ses références et la quête de singularité de ses auteurs.



Idéal-type

Le second postulat de l’ouvrage concerne son corpus même : les démarches étudiées les plus en détail sont celles d’une demi-douzaine d’architectes, essentiellement suisses allemands, néerlandais et japonais, et principalement nés dans les années 1940 et 1950 : Rem Koolhaas, Herzog & de Meuron, Sanaa, Toyo Ito, Peter Zumthor, Valerio Olgiati… Cette distribution, qui s’organise autour d’une génération (qui est aussi celle de Jacques Lucan), esquisse en creux les contours d’un idéal-type : celui d’un architecte-auteur, formé à Londres, Zurich ou Tokyo, intervenant comme visiting à Harvard, Cornell ou à l’EPFL, qui opère des retours réflexifs sur sa propre pratique à l’occasion de ses régulières publications dans El Croquis et A+U. Cet élitisme n’entache nullement l’intérêt de l’ouvrage, qui réside dans l’ambition et la précaution avec lesquelles Jacques Lucan s’attache à expliciter, nommer, classer ou rapprocher les processus qui ont précédé à la conception de projets devenus entre-temps des modèles dans le monde entier, sans pour autant être toujours véritablement compris, ni même correctement imités… pour autant qu’ils soient imitables.

Ce qui nous amène au troisième postulat de Jacques Lucan, qui consiste à isoler les problématiques formelles étudiées du faisceau des contingences – idéologiques, politiques, économiques, techniques, matérielles et médiatiques – de l’époque qui les a vues émerger et se diffuser. En ne questionnant ni l’influence des commanditaires ni l’impact des surfaces ou des coûts, l’auteur choisit sciemment de se concentrer sur des « concepts architecturaux Â», dont il minimise, du même coup, l’historicité. Réfutant à plusieurs reprises la notion de « style Â», il ne cherche pas non plus à confronter la petite collection des projets minutieusement étudiés avec les milliers de bâtiments qu’elle a d’ores et déjà plus ou moins inspirés à travers le monde. Il lègue cependant un précieux outil aux historiens des générations futures, qui s’y attèleront pour déterminer si l’époque étudiée a finalement accouché d’un style où ne fut que maniérisme. Car, à l’instar de celui décrit par Le Corbusier en 1930, l’« Ã©tat présent Â» de l’architecture investigué ici ne durera pas éternellement et, pour des motifs encore inconnus de nous, il finira bien par être jugé comme appartenant au passé.



Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015, 260 p., 39,50 euros.

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