« Une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’espérance »

Rédigé par . D'ARCHITECTURES
Publié le 01/03/2012

La controverse : Learning from Las Vegas

Article paru dans d'A n°206

Publié au tournant des années soixante-dix, L'Enseignement de Las Vegas, de Robert Venturi et Denise Scott Brown, en bouleversant notre façon de penser la pratique de l'architecture, a suscité une immense controverse. Si la lecture de ce grand classique est toujours aussi féconde aujourd'hui, c'est peut-être moins pour ses positions théoriques que par le dispositif critique qu'il instaure au sein même de la société. C'est précisément ce que met en valeur Valéry Didelon, critique et historien de l'architecture, collaborateur régulier de d'a, dans La Controverse Learning from Las Vegas.

DA : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Learning from Las Vegas ?

Valéry Didelon : Comme beaucoup, j'ai découvert Learning from Las Vegas [L'Enseignement de Las Vegas en version française] durant mes études, en l'occurrence au début des années quatre-vingt-dix. L'ouvrage m'a séduit par l'exotisme de son sujet : l'architecture du célèbre Strip de Las Vegas, de ses casinos et de ses enseignes extravagantes.

Dix ans plus tard, j'ai relu le livre et cette fois il m'a agacé. La critique féroce de l'utopisme des architectes modernes qu'y font Robert Venturi et Denise Scott Brown m'est apparue comme une sorte de capitulation, comme une acceptation de la réalité urbaine plutôt médiocre qui caractérise les suburbs américaines, entre lotissements et centres commerciaux. Je me suis alors dit que ce livre préfigurait d'une certaine manière toute cette littérature sur la ville générique qui encombre aujourd'hui les librairies, et qui d'ailleurs emprunte parfois la réthorique Learning from…


DA : L'ouvrage des Venturi est un classique et se retrouve dans la plupart des bibliographies que l'on donne aux étudiants. Vous apparaît-il toujours pertinent pour décrire l'univers suburbain actuel ?

VD : Pas vraiment. À l'évidence, Learning from Las Vegas parle d'un monde perdu, d'un paysage de bord de route qui a disparu depuis longtemps. Les Venturi ont connu à Las Vegas la fin d'une époque où ce sont des self-made men et des gangsters sans éducation qui construisaient des casinos sur le bord du Strip. C'était une manifestation éclatante de la vitalité de la culture populaire américaine. Depuis, les multinationales et les fonds de pension ont normalisé ce paysage avec le concours d'architecte de renom, comme récemment Daniel Libeskind.

Ce qui me paraît en revanche toujours très intéressant dans le livre des Venturi, c'est ce qu'il nous raconte des débats qui ont entouré l'émergence du postmodernisme. Avant de devenir un classique et de faire consensus autour de lui, Learning from Las Vegas a été au cÅ“ur d'une controverse sans équivalent dans le milieu de l'architecture. Le livre a été « assiégé Â», pour reprendre l'expression de l'architecte Charles Moore. La critique Ada Louise Huxtable disait en 1972 que « chaque personne qui compte a été invitée au moins une fois à une soirée intellectuelle branchée pour discuter de la menace Venturi. Â» Pendant presque dix ans, les architectes – et pas seulement eux – se sont en effet disputés violemment à propos de Learning from Las Vegas, à propos de cette société de consommation dans laquelle l'espace était moins important que l'image et les signes, à propos du populisme des Venturi, à propos de leur supposé manque d'engagement social.


DA : Et ce sont ces réactions, cette réception, que vous analysez dans votre ouvrage ?

VD : Je me suis en effet moins intéressé à ce qu'est le livre Learning from Las Vegas aujourd'hui qu'à ce qu'il a fait au monde de l'architecture depuis quarante ans. Mon approche est moins théorique qu'historique. J'ai fait l'hypothèse que, de la même manière qu'un bâtiment se transforme avec son contexte et change ainsi de signification comme l'a justement fait remarquer Robert Venturi au début des années cinquante, un livre se construit dans le temps au gré de ses éditions successives et surtout au gré de sa réception par le public.

Dans mon livre, et dans la thèse de doctorat dont il est issu, j'ai donc regardé de près la manière dont la critique au sens large a réagi à Learning from Las Vegas sur une période de vingt ans. J'ai ainsi étudié plus de quatre-vingts textes – articles, recensions, passages de livre – consacrés à l'ouvrage des Venturi et qui ont contribué à forger le sens et la valeur qu'on lui accorde aujourd'hui. Certains de ces textes sont favorables, d'autres défavorables, d'autres encore ont été écrits par les Venturi eux-mêmes pour se justifier. J'ai cartographié les arguments avancés par les uns et les autres, et j'ai tenté de montrer comment le monde de l'architecture a été transformé par cette controverse.


DA : Finalement, c'est comme l'un des principaux manifestes du postmodernisme que le livre est entré dans l'histoire, et cela en dépit des dénégations de ses auteurs…

VD : Il y a effectivement cette couverture du magazine américain Architecture en 2001, où l'on voit Robert Venturi répondre à un procureur invisible : « Je ne suis pas et je n'ai jamais été postmoderniste. Â» Le fait est, notamment dans le monde des cultural studies que Learning from Las Vegas est unanimement considéré comme un livre postmoderne. Je crois que cela nous conduit à réviser l'idée que l'on se fait souvent en Europe du postmodernisme, à savoir un mouvement plutôt réactionnaire. L'étude de la réception du livre des Venturi montre qu'aux États-Unis, dans les années soixante-dix, le postmodernisme a été un courant d'avant-garde, expérimental, très critique de l'ordre en place. De ce point de vue, la publication de Learning from Las Vegas en 1972 a selon moi autant contribué à la chute du Mouvement moderne que le dynamitage la même année du grand ensemble de Pruitt-Igoe à Saint-Louis.


DA : Dans votre livre, vous présentez Rem Koolhaas comme l'un des principaux héritiers des Venturi. Qu'en est-il vraiment ?

VD : À de nombreuses reprises, Koolhaas a évoqué cette dette. Non seulement, il a écrit New York Délire comme une conséquence directe de Learning from Las Vegas, mais à travers toute son Å“uvre il porte cette idée que c'est la ville telle qu'elle est et non telle que nous voulons qu'elle soit qui est à la source de tout projet. Koolhaas partage le désenchantement des Venturi, un désenchantement qui, comme le dit l'écrivain Claudio Magris, est « une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l'espérance Â».


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