Vivre sa vie

Rédigé par Jean-Louis COHEN
Publié le 05/01/2021

Maison suburbaine de BAST à Toulouse

Dossier réalisé par Jean-Louis COHEN
Dossier publié dans le d'A n°286

Dans Masculin-Féminin, film tourné en 1965, Jean-Luc Godard a cru voir dans la jeunesse parisienne qu’il observait « les enfants de Karl Marx et du Coca Cola Â», établissant une sorte de symétrie entre les affects politiques de ses personnages et leurs pratiques de consommation. Si l’on tente à plus de cinquante ans de distance de caractériser les jeunes équipes françaises selon ce principe, il est assez difficile d’identifier précisément leur breuvage favori. S’agit-il du spritz, du chai latte ou 

du thé vert ? Il est moins hasardeux de se lancer dans la recherche de leurs inspirations politiques et culturelles. Les étudiants radicaux des Beaux-Arts et des écoles qui furent créées après la fermeture de sa section d’architecture s’efforcèrent d’adapter à ce qu’il était alors convenu d’appeler la « production du cadre bâti Â» les concepts marxiens. Cette attitude semble aujourd’hui aussi sympathique qu’elle était mécanique, réductrice de toute pratique à son inscription dans les rapports de production. L’anti-intellectualisme et l’hostilité à l’invention esthétique propre à ce milieu se dissipèrent dans les années 1970 et ce fut alors le corpus de la théorie de l’architecture qui fut ignoré, pendant que les sciences humaines et la théorie critique devenaient hégémoniques. Cet appétit pour les discours extérieurs à la discipline semble aujourd’hui révolu, et les approches plus internes sont devenues la règle, notamment en France. Les architectes présentés ici entendent aujourd’hui « vivre leur vie Â», pour reprendre le titre d’un film de Godard tourné trois ans plus tôt.


Une génération et son moment

Toute tentative permettant de reconstituer la matrice dans laquelle se sont formées ces équipes ne peut que conduire, dans un premier temps en tout cas, à explorer à la fois leurs lieux de formation et d’apprentissage, et le « bain Â» culturel dans lequel elles ont été immergées. Elle impliquerait donc de s’interroger sur les écoles que leurs membres ont fréquentées, sur les agences dans lesquelles ils ou elles ont travaillé et sur les Å“uvres et les villes auxquelles ils ou elles ont été exposé·e·s. Mais il ne s’agirait là que d’une généalogie trop courte, qui ne suffirait pas à saisir les idéaux et les méthodes de conception d’un groupe dont la cohérence est toute relative et qui ne constitue, il convient de ne pas l’oublier, qu’une fraction d’un univers professionnel et culturel plus ample, dans lequel d’autres groupes d’âges et d’autres types d’agence coexistent.

S’il est facile en termes démographiques de considérer ce groupe comme l’émanation d’une génération, il est moins aisé de définir avec tant soit peu de précision ce qui constitue celle-ci en tant que telle. Certains textes classiques des sciences sociales donnent des clés pour saisir cette notion déterminante. Dans Le Monde de l’esprit, le philosophe Wilhelm Dilthey a défini la génération comme étant « un groupe d’individus reliés en un tout autonome par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité Â». Quels pourraient être dans cette perspective les événements ayant marqué les architectes qui nous occupent ? La fin de la Guerre froide et l’apparition d’un monde multipolaire ? La crise écologique et le réchauffement planétaire ? La numérisation généralisée des activités humaines ? Tous ces changements se composent pour façonner l’espace dans lequel ils ou elles évoluent.

Dans son essai classique Le Problème des générations, le sociologue Karl Mannheim a donné en 1928 des indications toujours pertinentes, affirmant que « la contemporanéité chronologique ne suffit pas à constituer des situations de génération analogues Â». Mannheim permet de comprendre la logique des ruptures qui scandent tant l’architecture que la politique, en mettant l’accent sur la conflictualité : « Deux générations qui se suivent ont chacune à combattre un autre adversaire à l’extérieur et à l’intérieur d’elles-mêmes. Alors que les vieux combattaient encore quelque chose en eux-mêmes ou dans le monde et que tous leurs sentiments et toute leur volonté, mais aussi leurs conceptions se définissaient par rapport à cet adversaire, cet adversaire est disparu pour la jeunesse. Â»

Si l’on applique cette analyse au cas de ces architectes, on pourrait dire par exemple que la fixation positive ou négative sur Le Corbusier des générations s’étant succédé pendant les Trente Glorieuses et au cours des années Mitterrand, typique des « vieux Â», n’a plus de sens pour ce que l’on peut dénommer avec Mannheim la « jeunesse Â». L’adulation propre à Henri Ciriani et ses épigones et la détestation affirmée de Jean Nouvel envers l’auteur de la villa Savoye, deux positions marquant les bornes du discours des années 1980 et 1990, ne trouvent plus guère d’échos non plus. Un temps, les seize agences regroupées à l’enseigne de la « French Touch Â», recyclant une marque née dans le champ de la musique techno au début des années 1990, semblèrent promettre une nouvelle identité collective. Animée notamment par l’Atelier Philéas, Koz Architectes, Périphériques et Hamonic+Masson, la « French Touch Â» publia plusieurs éditions d’un Annuaire d’architecture optimiste, mettant en avant des projets plus engagés esthétiquement, mais difficiles à assimiler à une stratégie cohérente et convergente.

Sur un autre plan, Mannheim donne une définition non moins utile de l’« esprit du temps Â». Considérant qu’il « n’est pas celui de toute l’époque, mais que ce que la plupart du temps on considère et estime comme tel Â», il le voit « trouver le plus souvent son assise dans une couche sociale (simple ou composée) qui, à un moment défini, a acquis une importance particulière et qui, par la suite, imprime sa marque intellectuelle aux autres courants, sans cependant les détruire ou les absorber Â». D’où l’utilité pour mon propos de préciser quel est le « moment défini Â» dans lequel se situe la génération des architectes présentés ici, et en quoi il distingue des moments antérieurs. Tout autant que d’un « moment Â» identifiable dans le temps, il s’agit d’une conjoncture dans laquelle les politiques nationale et locale rencontrent la demande sociale et les principales orientations de la culture au sens large et de la culture architecturale dans un sens plus étroit.

 

Figures nationales

Afin de mieux cerner ce moment – ou cette conjoncture â€“, et les déterminations qui en découlent, il n’est pas inutile de l’inscrire dans une relative longue durée, non pas pour en réduire la spécificité, mais plutôt pour mieux la saisir. Un point de référence évident est la trop fameuse opposition suggérée par Sigfried Giedion entre l’École polytechnique et l’École des beaux-arts, qui fait partie du sens commun, car elle est un des pivots de ce best-seller que fut longtemps Espace, temps, architecture, publié en 1941. Cette opposition, suggérée à l’historien suisse par Le Corbusier, ne doit pas occulter le fait que la formation dispensée aux architectes dans les écoles d’ingénieurs, comme Centrale ou l’École des travaux publics, a pu prendre une dimension artistique prononcée et que les fractures internes aux Beaux-Arts entre ateliers conservateurs obsédés par la composition et ateliers rationalistes plus attentifs aux techniques et aux usages ont traversé toute son histoire et ont été plus déterminantes en termes de production. Mais surtout cette opposition ne doit pas faire oublier l’analyse proposée en 1928 par Giedion dans son premier livre sur l’architecture moderne, Construire en France.

Dans cet ouvrage, la démonstration visuelle se conjugue avec l’enquête historique pour démontrer une thèse fort claire. Ce n’est pas le culte de la composition qui serait le trait le plus spécifique de l’architecture française, mais bien cette « constante nationale Â» qu’il voit dans le « tempérament constructif Â» se manifestant dans les ouvrages des ingénieurs, tout comme dans les Å“uvres d’Auguste Perret, de Tony Garnier, de Corbusier et de Robert Mallet-Stevens. Les rares critiques se hasardant alors à proposer une vision d’ensemble de la scène française eurent des points de vue convergents. Ce fut le cas dans les années 1930 des articles de Marie Dormoy et des chroniques que Julius Posener dans L’Architecture d’aujourd’hui, qui glosèrent également sur les théories de Perret, dont tous les deux étaient proches à un titre ou à un autre.

Dans le catalogue de l’exposition « Interferenzen – Architektur, Deutschland, Frankreich Â», organisée à Strasbourg en 2013, Christian Freigang a commenté une lettre extraordinaire adressée en 1933 par Hans Poelzig à Posener, son ancien disciple de la TH de Berlin, dans laquelle il considère comme irréductible l’opposition entre des architectures ancrées dans l’histoire des deux nations. Si toutes deux aspirent à créer des « organismes Â», la démarche allemande est « plus diverse, pas très claire et un peu effervescente Â», alors que la française est « classique, fondée sur un principe gothique Â». D’un côté, une « expression Â» tendant à la subjectivité, et de l’autre une rationalité tendant à l’objectivité. Bien qu’il se déclare lui-même attaché aux théories de Viollet-le-Duc, Poelzig déclare que les Allemands ont tiré de son Å“uvre avant tout une leçon spatiale tandis que les Français y trouvaient des enseignements exclusivement structurels.

La généalogie de la génération considérée ici inclut assurément, comme l’indique Emmanuel Caille, le néobrutalisme des années 1960, qu’illustrent les démarches de l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture ou de l’Atelier de Montrouge, dont le code génétique contient des chromosomes empreints d’une rationalité devenue démonstrative et didactique. C’est cependant bien en amont qu’il faut remonter pour en mesurer les données stables et les données mutantes. Les connotations nationalistes encore présentes dans le second après-guerre n’ayant plus court, ce n’est plus dans un jeu de miroirs avec les voisins – Allemagne ou encore Grande-Bretagne et Italie â€“ que se construit le discours architectural. À l’heure des programmes comme Erasmus pour ce qui est de l’éducation et EUROPAN pour ce qui est de la projection sur des sites exotiques, les formations en alternance dans un pays ou un autre et les agences multinationales sont devenues sinon la règle, du moins une réalité fréquente. C’est donc dans sa plus grande extension géographique que cet « Ã©tat présent de l’architecture Â» considéré en 2015 par Jacques Lucan doit être saisi. Plus qu’un état statique, contenu dans les frontières nationales, il s’agit d’une série de démarches dynamiques, dont certaines ont des origines lointaines et qui inspirent aux équipes françaises sympathie, antipathie ou simplement indifférence.

Bien que les préjugés nationalistes se soient dissipés, les lignes de continuité intellectuelles – dont Lucan reconnaît d’ailleurs l’existence â€“ se sont prolongées, et certains habitus – pour faire écho au concept de Pierre Bourdieu – se sont révélés bien stables. Force est par exemple de constater l’investissement de beaucoup d’architectes dans les représentations graphiques des projets, comme si chaque édifice était doublé de son ombre bidimensionnelle. Pratiquement tous formés à l’architecture à l’ère du numérique, ces professionnels ne reproduisent ni les techniques qui avaient été celles des Beaux-Arts, avec le culte du plan et de la façade aquarellés, présentés comme des affiches, ni celles des post-soixante-huitards fixés sur l’axonométrie, bien que ce mode de projection soit resté des plus populaires.

 

Représentations

Comme le montrent celles de NP2F pour l’Institut méditerranéen de la ville et des territoires ou pour l’îlot 2B d’Euroméditerranée, il s’agit moins avec les axonométries contemporaines de représenter l’architecture en privilégiant sa structure, à la manière d’Auguste Choisy, que de donner une vision ample des ensembles urbains échappant à l’impressionnisme des images rendues en trois dimensions. Dans le même registre, l’isométrie de l’AUC pour le Grand Paris simulé rapproche des interventions éclatées sur le terrain, donnant une dimension systémique à des fragments disséminés sur le territoire métropolitain.

Un autre registre fréquent dans la communication des projets, et sans doute dans leur processus même de conception, est celui du diagramme, selon les cas analytique ou prospectif. Le tableau typologique établi par GRAU pour son projet de logements à Lormont, avec sa codification coloriée, relève de cette approche, tandis que le dessin du quartier conçu par cette agence pour Bordeaux propose une géométrie assez hermétique. Un trait commun à l’ensemble des éléments visuels produits par tous les architectes est le refus des simulations hyperréalistes et de leur démagogie. Guère d’illusion perceptive à visée commerciale dans des images qui se donnent d’emblée comme telles et aspirent plus à la communication des principes architecturaux qu’à la production d’un effet d’ambiance. Peu de représentations tendent vers des effets de réalité, comme on le sait toujours illusoires.

Beaucoup parmi ces images produites par le collage d’éléments de projet, de personnages et de végétaux ont un aspect presque enfantin, soulignant de façon quelque peu forcée la légèreté et la gaité du parti qu’elles évoquent. Une élévation dessinée par GRAU pour le quartier de Lormont s’apparente à un jeu de cubes, tandis que celle de NP2F pour un immeuble de logements à la caserne de Reuilly s’apparente à un tableau naïf. Les éléments du décor urbain venant en quelque sorte garnir l’ensemble de logements de l’agence Concorde à Bondy-Villemomble s’inscrivent aussi dans une veine évoquant les toiles du Douanier Rousseau, tandis que son projet d’espace public du Plan d’Aou à Marseille est présenté à la manière d’une image d’Épinal à découper et à coller.

 

Géographies

Passons des représentations, dont le spectre est des plus étendu, à la substance de l’architecture qu’elles illustrent. La première caractéristique qui la distingue de celle des générations précédentes est une géographie de moins en moins parisienne. Dans la capitale et sa périphérie, les opérations correspondent à des échelles très hétérogènes, des interventions modestes à l’intérieur du tissu existant aux stratégies métropolitaines. Quant aux opérations déployées dans les régions, qu’elles soient le fait d’agences parisiennes ou d’équipes locales, elles révèlent l’atténuation de la commande de l’État central et la complexité du tissu des opérateurs publics et privés, et l’existence d’une clientèle de particuliers prêts à prendre le risque de projets imaginatifs en rupture avec les stéréotypes. L’Europe devient aussi un polygone de déploiement pour certaines équipes, telle LIST, qui a élaboré des projets en Belgique, en Suède et en Autriche.

Cette géographie est aussi déterminée par la nouvelle vague de la modernisation des villes françaises, qu’il faut situer par rapport aux précédentes. Il est inutile de revenir sur l’intense production publique des années 1960 et 1970, marquée par le passage de ce que l’on peut considérer comme un fonctionnalisme académique d’État à une architecture aspirant à un retour à l’urbanité, sous l’effet de la critique des Grands Ensembles. Pendant qu’une vague d’habitations individuelles submergeait les zones suburbaines, cette production s’est poursuivie sous les deux mandats présidentiels de François Mitterrand, qui ont correspondu à une politique généreuse de construction d’édifices publics, répondant notamment à la multiplication des appareils d’État régionaux et locaux.

L’enjeu n’est évidemment pas aujourd’hui de refaire cette France moderne toute neuve, même si l’entretien de projets construits rapidement pose parfois problème, mais plutôt de compléter son tissu déjà dense, au travers d’interventions dans les tissus existants et de programmes novateurs correspondant à de nouvelles orientations des politiques de recherche et des formes de travail collectif, mais aussi à des pratiques résidentielles inédites. Le carcan des catégories normatives qui enserrait les projets des générations antérieures semble ainsi avoir été en partie brisé – sauf en ce qui concerne la réglementation thermique devenue incontournable, ce qui a déplacé du même coup le poids de l’imagination programmatique, à laquelle participent les concepteurs. Dans ce jeu délicat avec les normes, les équipes présentées parviennent à élaborer des ensembles de logements sociaux d’une réelle qualité. Tant leur insertion urbaine que l’imagination déployée pour les rendre plus habitables, en dépit de leurs surfaces relativement restreintes, en font des Å“uvres qui ne se contentent pas de se fondre dans le paysage répétitif de la ville contemporaine.

Les langages avec lesquels ces programmes trouvent leur interprétation bâtie peuvent être inscrits dans ce j’appellerai une continuité critique avec les précédents français. Cette permanence des attitudes vis-à-vis des principes architecturaux se conjugue avec une grande liberté d’interprétation. Elle porte moins sur la reprise littérale d’éléments d’écriture ou de stylistique qu’elle ne reproduit des attitudes dans lesquelles l’écho d’une culture transmise dans l’enseignement et dans les agences est perceptible. Je tenterai de cerner les contours de cette culture souvent plus implicite que clairement formulée par des concepteurs parfois rétifs devant l’expression écrite de leurs positions. Ce mutisme n’est pas unanime, comme le montrent par exemple les réflexions élaborées par le fondateur de LIST Ido Avissar sur les « intensités du neutre Â», indice d’une forme de pratique qui ne serait pas exclusive d’une posture de recherche attestée. Dans la cohorte immédiatement antérieure, la position d’Éric Lapierre est aussi fondée sur la poursuite parallèle de l’écrit, du projet et de l’exposition.

 

La cage souveraine

La première composante de cette culture est un certain éclectisme dans l’utilisation des structures et des matériaux. La tyrannie du béton armé, qui fut longtemps considéré comme le support du « rayonnement de la pensée et de la création françaises dans le monde Â», pour reprendre le titre d’une plaquette de propagande de 1950, semble révolue. Repensé dans sa composition de sorte à atteindre une plus haute résistance, capable de prendre les formes plus flexibles que permet le béton fibré ultra haute performance, il a bénéficié des progrès de la recherche scientifique, donnant ainsi raison à Giedion qui voyait en lui en 1928 un matériau « de laboratoire Â». La maison-atelier Hamra plantée, telle un rocher, par le Collectif Encore sur une lande suédoise n’utilise pas ces nouvelles potentialités. En dépit de ses formes anguleuses, ce monolithe domestique évoque plutôt les habitacles qu’André Bloc avait sculptés dans les années 1960.

Si béton il y a, il est plutôt mis en Å“uvre sous la forme d’une ossature, le plus souvent visible, sinon exhibée. L’idéal de l’« abri souverain Â», formulé par Auguste Perret en application de la théorie de Viollet-le-Duc, qui préconisait que la structure et l’apparence se confondent, s’y trouve appliqué, transmuté en une sorte de « cage souveraine Â». Les manifestations de ce paradigme produisent le plus souvent des effets tectoniques vigoureux, donnant aux programmes qu’elles servent une forte présence urbaine et paysagère. La Cathédrale des sports édifiée par NP2F à Bordeaux illustre parfaitement cette démarche, tirant le meilleur parti expressif d’une ossature orthogonale dans laquelle les pratiques les plus diverses trouvent chacune leur place, se déployant dans la lumière naturelle.

Sur un thème proche, l’équipement sportif construit par Muoto sur le campus d’Orsay confère une présence monumentale à un type de programme souvent traité comme une grande boîte industrielle opaque et indifférente. À Lille, Muoto réconcilie dans son immeuble de bureaux Euratech le principe radical de la maison Dom-ino de Le Corbusier – au fond son seul projet jugé recevable, avec le jeu de ses poteaux et de ses dalles â€“, et celui de l’abri de Perret, avec une cage d’une transparence inattendue. Le projet de N2PF pour l’Institut méditerranéen de la ville et des territoires encadre les différentes entités le constituant dans une grille orthogonale de colonnes et de planchers, qui tend un miroir déformant à la bibliothèque universitaire de Fernand Pouillon. Pour peu que sa trame soit plus resserrée, la cage de béton armé permet aussi de régler les différents volumes d’ensembles d’habitation insérés dans un tissu dense, comme celui de la ZAC du Port de Pantin, avec lequel CAB parvient à donner une unité à des volumes inscrits à la fois dans une séquence de formes basses et une continuité de blocs formant une façade urbaine.

Nul fétichisme ne s’applique cependant à la « cage souveraine Â» en termes de matériaux, le béton étant parfois remplacé par de l’acier, dans des problématiques qui trouvent des précédents dans les projets américains de Mies van der Rohe, mais aussi dans ceux de l’équipe parisienne d’Eugène Beaudouin, Marcel Lods et Vladimir Bodiansky. L’ossature de la Maison du technopôle à Saint-Lô, dessinée par Muoto, ne peut pas manquer de faire penser à cette tout autre « maison de verre Â» qu’était, à en lire ses thuriféraires, la Casa del Fascio de Giuseppe Terragni à Côme. Ailleurs, quand bien même le système constructif reste constitué de panneaux massifs, une sorte de simulacre de cage y est tracé, comme sur les façades du foyer de handicapés à Rennes de Bourbouze et Graindorge.

 

Des enveloppes reformulées

Après que les années 1980 et le début des années 1990 ont vu coexister les héritiers de Le Corbusier – hégémoniques un temps â€“, et ceux de Pierre Chareau, dont se réclamait fortement Nouvel, une tentation récurrente des architectes français devint le perfectionnement de l’enveloppe des édifices, le fétichisme du verre se substituant souvent à celui du béton armé, et les géométries curvilignes remplaçant les trames orthogonales. Les projets des équipes rassemblées ici montrent que ces approches ont été dépassées et que le travail sur les surfaces extérieures s’est diversifié. Une problématique plus ornementale se manifeste aussi sous des formes allant du simple travail sur la surface à des démarches plus sculpturales.

Le lexique de l’enveloppe est diversifié. Elle est constamment changeante lorsqu’elle est générée par le jeu des stores, qui donnent, lorsqu’ils sont tirés, aux logements de Muoto dans le 20e arrondissement de Paris un visage muet, tranchant avec la physionomie plus avenante des autres appartements. La Maison Julie-Victoire-Daubié de Bruther à la Cité universitaire de Paris se transforme au fil des saisons et des journées en fonction du jeu combiné des stores et des fenêtres horizontales. Des vagues bleues de panneaux opaques, dont la trame correspond à celle des vitrages qui s’y superposent, scandent celles du groupe scolaire de Muoto à Boulogne. Aux antipodes de cette sophistication, ce sont les simples ondulations d’une tôle bien prosaïque qui habillent la maison suburbaine de BAST à Toulouse.

Le travail à fleur de peau sur l’enveloppe renvoie à une autre expérience historique de l’architecture française du XXe siècle – celle de tous les efforts déployés autour de la culture du métal. Loin de la cage souveraine et de la logique du remplissage qui en est le corollaire, elle participe de ce « parti du détail Â» qu’a analysé Hubert Damisch en 1973 dans son étude sur l’œuvre de Jean Prouvé. Échappant à l’arbitraire formaliste, ces enveloppes s’inscrivent dans une expérience qui fut déterminante pour l’apparition de l’architecture dite high-tech, celle des inventions structurelles du ferronnier de Nancy, qui fut à la fois capable d’imaginer des constructions complètes et des composants apportant une touche élégante aux édifices des autres. Découverte pour la génération des Nouvel et des Portzamparc au travers des extraordinaires cours qu’il dispensait au Conservatoire national des arts et métiers, sa démarche était fondée sur l’observation des formes des automobiles et des avions, et s’opposait à la culture dominante du béton. Dans beaucoup des projets évoqués, elle s’oppose moins à cette dernière qu’elle ne se conjugue avec elle. Pour en revenir à l’allusion cinématographique qui ouvrait ce propos, peut-être pourrait-on voir les architectes rassemblés ici comme les enfants d’Auguste Perret et de Jean Prouvé ?

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