Walter Niedermayr, l’image pâle

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 01/06/2007

Portrait de Walter Niedermayr

Article paru dans d'A n°165

Cet artiste italien, né en 1952, vit à Bolzano, dans le Haut Adige, au sud du Tyrol autrichien. Ses séries sur les paysages montagnards des Dolomites l'ont rendu célèbre : par l'introspection du regard, elles rendent compte de l'unité perdue, grâce à des artifices qu'avait explorés Hergé avant lui. Depuis plusieurs années, Walter Niedermayr accompagne et suit les travaux de l'agence japonaise SANAA. Arc en rêve à Bordeaux expose ses photographies d'architecture, qui témoignent de la cohérence de sa démarche artistique. 

Dans une célèbre série de trois vignettes de Tintin au Tibet, Hergé illustre la perplexité du sherpa Tharkey, engagé par le capitaine Haddock pour retrouver contre toute raison Tchang, l'ami chinois de Tintin, disparu dans une catastrophe aérienne survenue dans le massif du Gosainthan. Les trois images n'en forment qu'une, un panoramique sur les sommets enneigés. Seul le premier plan, où sont situés les personnages, varie, dans un mouvement de travelling latéral qui accompagne le discours de Tharkey embrassant du geste l'immensité blanche : « Et puis, Sahib, même si Tchang vivant / … où chercher lui ?… Regarde… Où ?… De ce côté-ci ?… / De ce côté-là ?… » De sorte que, si chaque vignette est juste dans sa construction, leur assemblage est un artifice : le déplacement de l'observateur fixe des arrière-plans qui s'enchaînent pour n'en constituer qu'un, en balayant le paysage. Ce superbe triptyque est une des plus belles inventions de Hergé, qui associe l'espace au temps, pour construire l'unité de la narration. Si le procédé évoque le cinéma, il en diffère cependant. Le montage intervient en effet dans l'unité du regard, qui se déploie d'une image l'autre, en simultané, synchroniquement et non par leur succession, diachroniquement, ainsi qu'avec un film. Cela est rendu possible par un leurre, un piège du regard, qui saisit comme une seule image ce qui résulte en fait de plusieurs. Et c'est ce piège qui restitue, avec l'unité du paysage, le désarroi qui s'empare des héros : où chercher ? où regarder ? L'interrogation est encore accrue, dramatiquement, par la place du blanc dans le dessin : il manifeste, par son intensité, l'impossibilité de poursuivre l'histoire à ce point. Le regard en est aveuglé. Le même procédé, la même sidération, sont à l'œuvre avec les séries photographiques rassemblées par Walter Niedermayr dans un ouvrage intitulé Die Bleichen Bergen (« Les Montagnes pâles »), publié en 1993. Les images s'y organisent par séries de deux, trois ou quatre, parfois plus. Chaque série compose un ensemble spécieux, sitôt démonté (les images ne s'enchaînent pas parfaitement, chacune énonce un point de vue différent de l'autre), sitôt réunifié (les lignes, les couleurs se poursuivent, leur côtoiement force l'unité obstinée du regard, quand bien même il est morcelé). Et c'est bien par cet artifice réfléchi qu'un mouvement est restitué et que le temps peut se mêler à l'espace dans l'image. Fermer les yeux pour voir Que montrent ces images ? Que la montagne, dont le chaos et la sauvagerie avaient rebuté le regard civilisé jusqu'à ce que le romantisme y trouve prétexte à l'exaltation narcissique du soi, est aujourd'hui exploitée par l'industrie touristique. La voici scarifiée par des routes, par des suites de pylônes électriques ou de supports de remonte-pentes, par des barrières de protection, ponctuée par des constructions utilitaires et sans grâce, maculée par des aires de stationnement ou par ces petits personnages qui font tache, avec leurs vêtements de sport aux couleurs vives. Ce n'est pas que les montagnes soient domestiquées – le jeu des arrière-plans, massifs déchiquetés ou lignes brisées, témoigne de leur violence et de leur indifférence originelles – mais elles sont salopées de traces humaines adventices, qui les privent de ce qui attire pourtant les masses vers elles. Il faut en somme pour les voir regarder ailleurs et fermer les yeux sur ce qui est à proximité, un peu comme s'il fallait se boucher le nez pour en respirer l'air pur… Étrange façon de regarder, qui oblige à voir par élimination, par ségrégation ! Les photographies en couleur de Walter Niedermayr sont pâles, comme surexposées, voilées de blanc. Elles sont blêmes, comme le sont ses Bleichen Bergen. Sous l'effet d'une lumière trop crue, trop pure, ou à cause de cette même sidération qui interdisait à un Hergé hanté par la quête de l'immaculé de poursuivre ses récits et qu'il a surmontée en l'affrontant ? Ces images qui surgissent sont-elles appelées à s'effacer ? Le regard vacille, saisi par l'inquiétude de ces mouvements de cadrage, de montage, de tirage. Tous dénoncent une même illusion, que ce soit celle de la consommation du paysage ou celle de son image. Par fragments, celle-ci se retire en même temps qu'elle semble s'accomplir. Comme sous l'effet de l'effroi moderne, qui vide de sang et laisse livide. Telle notre époque, accouchée par des catastrophes insensées, et où plus aucun récit n'est possible, sinon par fragments.

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