Xavier Zimmermann, le regard en fuite

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 01/11/2006

Portrait de Xavier Zimmermann

Article paru dans d'A n°159

L'abbaye de Maubuisson, dans le Val-d'Oise, présente quatre séries photographiques de l'artiste Xavier Zimmermann. Elles ont trait au paysage. Ce ne sont pas des paysages construits. Il s'agit de la construction mentale et culturelle du regard , qui précède toute construction du paysage et sans laquelle celle-ci ne reposerait sur rien. Mais qu'arrive-t-il si l'on ne voit rien ?

On n'y voit rien. Rien, sinon ce que le regard a déjà appris à voir. Rien, excepté ce qu'il a déjà assimilé, ce qu'il reconnaît. C'est qu'une image en fait surgir d'autres, qui agissent comme autant de filtres ou de modèles, de substituts ou d'écrans. Car l'image possède ce statut paradoxal : elle est à la fois l'écran sur lequel apparaît ce qui est regardé, l'écran sur lequel se projettent les fantômes du regard et l'écran qui s'interpose entre le regard et ce qu'il pourrait voir. De sorte que l'écran, que l'on voudrait transparent et invisible, masque, occulte, empêche de voir. On n'y voit plus rien, encore, par habitude. La familiarité émousse le regard, lui escamote ce qui devrait retenir son attention. Au déjà-vu s'ajoute le trop vu. Un visage ou un lieu connus disparaissent aux yeux. À force de les voir, on ne les voit plus, parce qu'on ne les regarde pas, ou plus. Il faut un effort supplémentaire de mise au point et d'ajustement, consentir surtout une disponibilité intense, et donc épuisante, pour parvenir à surmonter pareil effritement d'un monde qui se dérobe.


Apparaître / Disparaître

Quand bien même, on ne voit que ce que l'on sait voir, soit qu'on l'ait déjà regardé, soit que d'autres l'aient regardé et l'aient montré par des images. Voir est difficile, regarder davantage. Quant à produire des images… Pourtant les autres, les choses, le monde, regardent. Ils apparaissent, puis disparaissent. Voir est partager. Il arrive, rarement, que des regards échangent comme il existe des échanges d'idées. Entre les personnes, mais aussi entre les personnes et le monde. Dans ces moments, une image peut surgir, avant de s'effacer. Elle vient de loin : du sentiment du monde, d'une réminiscence, du plus profond de l'intimité. Elle était déjà là, quelque part, avant de se montrer et de s'en retourner dans les limbes. Xavier Zimmermann poursuit ces images qui échappent, dans ces instants qui s'échappent. Cela ne pourrait regarder que lui. Mais en révélant ces images et ces instants, il désigne l' aveuglement qui est commun à tous, il ouvre les yeux, autorise un regard juste sur le monde. Il dit qu'il sait à l'avance les images qu'il va prendre. Elles sont là avant qu'il les ait vues. Il lui faut les rencontrer : il les cherche, les guette, avant de les capturer. Il avoue que cette chasse l' éreinte, qu'elle le vide de toute énergie, qu'elle le laisse comme mort. Xavier Zimmermann a rencontré un texte qui l'a apaisé. En janvier 1854, le chef indien Seattle a prononcé, en duwamish ou en suquamish, on ne sait, un discours, en réponse à l' offre qui lui était faite par le président des États-Unis d'acquérir les terres de son peuple. Un certain Dr Henry Smith a publié, en 1887, une transcription de ce discours d'après les notes qu'il avait prises quelque trente- trois ans plus tôt en écoutant la traduction donnée en dialecte chinook. C'est un texte magnifique, dont circulent plusieurs versions. Que disait Seattle ? Que ce n'est pas le monde qui nous appartient mais nous qui appartenons au monde, et que l'homme blanc serait bien avisé d'en prendre conscience.


Appartenir au paysage

Telles les images de Xavier Zimmermann. Elles montrent le monde auquel nous appartenons. Sa chasse n'est pas celle d'un prédateur en guerre mais une traque respectueuse. Elle révéle des moments de communion, d'appartenance, d'immanence. Les séries de Xavier Zimmermann n'ont en commun que cela. Chacune a un sujet et relève d'un protocole plus ou moins compliqué. De sorte que ses travaux ne sont pas immédiatement identifiables, qu'ils fuient cette immédiateté, l'assimilation trop rapide qui se traduirait par une privation, un manque, une cécité. Mais elles se reconnaissent, pour peu que nous les regardions et que nous comprenions qu'à chaque fois ce que nous voyons nous regarde. Ce sont des paysages qui font série, ces derniers temps, chez Xavier Zimmermann. Il avait montré il y a deux ans, à la galerie Polaris à Paris, des Paysages français. À l'abbaye de Maubuisson, il rassemble des Paysages en fuite, des Paysages ordinaires, des Contre- jours et un Chant des sirènes. La notion même de paysage renvoie à une construction mentale autant que physique : un paysage n'est que re-présentation. Ceux de Xavier Zimmermann échappent à cette définition. Ce ne sont pas des paysages, mais des endroits quelconques, travaillés, sauvages ou délaissés. S'il photographiait des paysages au sens canonique, nous ne les percevrions qu'à travers des représentations qui les construisent : nous ne les verrions pas. S'il s'agit cependant de paysages, c'est que nous assistons bien, par leur présence, à la construction de leur représentation. Celle-ci repose souvent sur un raté photographique : le flou ou le contre- jour, par exemple. Mais ce sont eux qui font apparaître avec exactitude ce qui est là et qu'une prise de vue « correcte Â» aurait manqué. La profondeur de champ dessine la netteté d'un plan dans le flou de l'image. Les contre-jours obligent l'oeil à distinguer ce qui lui est masqué. Ici ou là quelque chose scintille : une goutte de rosée, des brillances. « L'air est précieux, disait le chef Seattle, car toute chose partage le même souffle. L'homme blanc ne sait pas remarquer l'air qu'il respire. Â» Pas plus, peutêtre, qu'il ne sait voir le regard qui le fuit.

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