Benoît Fougeirol, Le regard ouvert.

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 08/05/2007

Benoît FOUGEIROL

Article paru dans d'A n°164

Voici un artiste passé à la photographie d'architecture. Ç'aurait pu être un renoncement. À l'inverse, c'est parce qu'il a exploré et continue d'explorer le médium photographique que Benoît Fougeirol signe dans un registre très formaté des reportages remarquables.  

En 1503, Albrecht Dürer dessine et peint, à la gouache et à l'aquarelle, la végétation adventice d'un îlot de tourbe : herbes, graminées, pissenlits se détachent sur un fond ocre clair, nimbé d'une lumière aqueuse. Le cadrage est médian : si les plantes sont individuées, il est trop large pour que l'une d'elles retienne en particulier l'attention, trop serré pour qu'un paysage se découvre. Dürer dépeint un milieu que nulle brise ne vient déranger, que nul être n'habite. Dürer regarde, regarde et restitue par une description méticuleuse aussi bien ce qu'il a vu que la manière dont il a regardé, avec les moyens de son art. Il ne crée que sa peinture. Pour désigner la manière dont un peintre rend compte de son regard et de ce qu'il invente avec et par la peinture, un mot : la picturalité. Ce mot désigne, plus que l'art de peindre, ce qui appartient en propre à la peinture, à la fois objet matériel, construction mentale et visuelle d'une représentation, et technique – matérielle – de reproduction de cette représentation – conceptuelle.

Il n'en va pas autrement de la photographie. Sous l'apparence d'une captation mécanique – ou maintenant numérique – de la réalité, elle relève des mêmes opérations. Il faudrait, pour les saisir, trouver un équivalent de picturalité, pour désigner ce qui est propre à la photographie. Ce néologisme permettrait de distinguer une photographie – l'objet et son support – de la photographie – l'image, et l'art et la technique permettant de la saisir –, et la photographie de ce qui lui est propre. Ce qui lui est propre, et qui pourtant la trouble et la fait basculer, ouvre un vacillement du regard. Que voyons-nous dans cette photographie de Benoît Fougeirol ? Des herbes, des graminées, des pissenlits qui se détachent sur un fond dont la matière ne représente rien… Du goudron ? De l'eau ? De la matière lumineuse bleue, photographique, si semblable et si différente de la matière picturale, ocre, du fond de Dürer, et pourtant comme elle irréductible, rebelle à la projection, à l'explication ?

Et cette autre photographie de Fougeirol : le flou qui la baigne tient-il à un bougé, un raté, que dément la netteté des quelques taches blanches ou bleues qui la parsèment (des détritus qui maculent des plaques de boue) ? Ou bien à un souffle qui aurait fait trembler la végétation ? Ou encore à sa matière duveteuse ? Ou alors à la spécificité de ce second cliché, à son caractère proprement photographique, qui éloignait le fond du premier de toute accommodation visuelle ? Dans l'une comme dans l'autre photo, l'impossibilité de décider et de trancher au premier abord la nature de ce que l'on voit ouvre le regard, le débloque de l'automatisme paresseux et rassurant qui fait coïncider le représenté et sa représentation, la chose et son nom, l'image et ce que nous en voyons sans la regarder.

Longtemps Benoît Fougeirol a eu une pratique artistique. Formé sur le tas, au gré de rencontres, d'intuitions et d'inquiétudes, il s'est frotté de près à ceux, artistes ou galeristes, laborantins ou organisateurs, qui, à partir des années quatre-vingt, ont cherché à trouver un statut spécifique à la photographie, pour la dépêtrer de la situation ambiguë et de la malédiction dans lesquelles elle se trouvait depuis qu'elle était accusée d'avoir tué la peinture figurative et qu'elle ne paraissait bonne qu'à documenter le réel. Il s'agissait de la faire valoir comme un médium à part entière, pour des artistes tels que Patrick Tosani, Richard Fleischer ou Christian Boltanski. Malgré un réel succès d'estime,  Fougeirol doute. Et c'est par d'autres rencontres, par goût et par nécessité, qu'il décide de se consacrer à la photographie d'architecture.

 

Ce qui arrive

Quand il part en reportage, pour le compte des architectes qui le commanditent, Benoît Fougeirol raconte qu'il lui arrive de se sentir en situation de happening. Soit parce que les hasards d'une réalisation le placent dans des situations improbables ou le conduisent dans des lieux où il ne serait pas allé sans cette raison, soit parce que le déploiement du matériel qui lui est nécessaire suscite chez lui le malaise que procure l'exposition aux regards ou à la convoitise, et le sentiment de péril qui en découle. Empruntée à l'art contemporain, l'expression renvoie certes à l'exhibitionnisme de certains de ses protagonistes, qui n'hésitent pas s'engager physiquement dans leurs actions. Mais ni son passé artistique, ni la discrétion de Benoît Fougeirol, aussi peu disert qu'il est retenu, ne permettent de parler de happening en ce sens.

Le happening, pour lui, serait plutôt de profiter de ces situations de circonstance qui lui éveillent le regard, le font participer à ce qui arrive et qui est là. Pas de mélange des genres cependant. Lorsqu'il photographie un bâtiment, il se consacre exclusivement à cette tâche. Mais il lui arrive de revenir, pour s'attaquer à ce qui l'a intéressé, à ce qu'il a perçu, pour regarder ailleurs et explorer le monde incertain des périphéries, des lieux délaissés ou déclassés, où le regard n'est pas construit par les choses, par les gens, par leur travail, ou par celui des architectes ou des urbanistes. Parce que ces lieux sont en transformation, s'y ouvrent des interstices par lesquels Benoît Fougeirol regarde, regarde et restitue ce qu'il a vu avec sa manière de voir, en photographe.

 

Photographier l'architecture

Le reportage architectural repose sur des convenances et des conventions tacites, moins parce qu'elles seraient réfléchies et partagées que parce qu'elles sont tenues par un genre. La photographie d'architecture doit se rapprocher au plus près des outils et des modes de représentation de l'architecture. La frontalité, le redressement des verticales de la première renvoient aux élévations de l'autre. Les perspectives n'ont qu'un point de fuite, ce qui permet de donner la profondeur, et avec elle la spatialité. Les ombres, tranchées, expriment le volume. La lumière, éclatante, souligne avec les détails le dessin. Le ciel azuréen renvoie aux heures claires. L'absence de tout sujet humain permet de ne pas se détourner de ce qui est désigné.

L'objet architectural s'en trouve isolé, magnifié, pour répondre aux fins de publicité attendues d'un reportage. Mais il s'agit avant tout de restituer avec cet objet les intentions et la démarche qui l'ont déterminé, en retrouvant les points de vue qui en rendent compte. L'exercice évolue peu, bien que les techniques de représentation changent. L'emploi des images de synthèse, par exemple, permet d'anticiper des vues qui seront vérifiées ultérieurement par la photographie. De sorte qu'assez curieusement la photographie d'architecture participe d'une culture des images infiniment plus restreinte et moins inventive que ne l'est la culture visuelle contemporaine. C'est que son rôle n'est pas d'être critique, mais purement explicative.

Pour ses travaux de commande, Benoît Fougeirol fait montre du professionnalisme qu'il a acquis à travailler pour lui-même. Il répond scrupuleusement à ces conventions et à ces convenances. Son travail est cependant contaminé par le regard qu'il porte et qu'il construit, si bien qu'il les déborde sans s'y soustraire. Le ciel trahit les humeurs d'un lieu, l'atmosphère est rendue, le cadrage souligne ou élargit, le point de vue s'efface, la lumière parcourt, dévoile ou unifie, la vie passe, de sorte que le talent du photographe ne déborde pas l'exigence de la commande mais s'y conjugue pour, subtilement, la servir.

le site de Benoît Fougeirol: benoitfougeirol.com   

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