V+ (Bureau Vers plus de bien-être) : l’architecture en jeu

Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 10/12/2015

Portrait de Thierry Decuypere et Jorn Aram Bihain

Article paru dans d'A n°241

Célébrée cette année par une grande exposition monographique à Bozar à Bruxelles, l’agence bruxelloise V+ (contraction de « Vers plus de bien-être ») incarne le renouveau de l’architecture dans la communauté française de Belgique depuis une grosse décennie. Active depuis le milieu des années 1990, V+ occupe dans ce contexte une place singulière, à la fois au centre et à la marge.

BIOGRAPHIES 


1996 : Jörn Aram Bihain (né en 1973) est diplômé de l’Architectuur Hogeschool Sint-Lukas et Thierry Decuypere (né en 1973) de l’Institut supérieur d’architecture Victor-Horta, à Bruxelles. 

1998 : « Vers plus de bienêtre » est fondé (avec Shin Hagiwara jusqu’en 2009) autour d’un contre-projet pour la valorisation de la jonction Nord-Midi à Bruxelles. 

2002 : participation au pavillon Belge, biennale de Venise. 

2003 : maison à Ternat (Belgique). 

2003 : Thierry Decuypere commence à enseigner à La Cambre, faculté d’architecture de l’ULB. 

2004 : fondation de V+, société multiprofessionnelle d’architecture. 

2007 : Jörn Aram Bihain commence à enseigner à la faculté d’architecture de l’université de Liège. 

2008 : inauguration du cinéma Sauvenière à Liège (concours remporté en 2003). 

2010 : lauréat du concours pour la rénovation et l’extension du musée de folklore de Mouscron (Belgique). 

2012 : lauréat de trois concours : musée des Beaux-Arts de Verviers, Centre culturel de Deinze, Centre de la mode et du design (MAD) à Bruxelles. 

2013 : inauguration de la rénovation et de l’extension de la maison communale de Montigny-le-Tilleul (Belgique). 

2015 : exposition « V+ 2014- 2015 », Bozar, Bruxelles, 18 juin- 20 septembre 2015. 



Agence parmi les plus bouillonnantes et stimulantes de sa génération (plus si jeune), V+ accède depuis quelques années à d’importantes commandes publiques et jouit d’une reconnaissance critique, multipliant les conférences, publications, expositions et prix. Cependant, ses associés-fondateurs, Thierry Decuypere et Jörn Aram Bihain (avec Shin Hagiwara jusqu’en 2009), aux profils très complémentaires, continuent de cultiver jalousement l’indépendance de leur pratique commune, qui s’enracine dans un engagement de longue date dans la contreculture, les réseaux de l’activisme urbain et les milieux artistiques alternatifs. C’est en effet dans ces sphères que naît « Vers plus de bien-être ». Avant d’être le nom de leur « société multiprofessionnelle d’architecture » (en 2004), c’est d’abord le titre du projet non sollicité qu’ils conçoivent pour imaginer le devenir de la fameuse « jonction Nord-Midi » (réseau ferroviaire souterrain qui traverse le centre de Bruxelles de part en part), et qu’ils exposeront au Centre culturel underground Recyclart en 1998. N’ayant jamais cessé de produire des performances (par exemple « Vaguement déplacer un arbre », à Paris en 2009) et des installations urbaines (tel le « Pavillon du bonheur » en 2008, au pied de l’Atomium, fait de 33000 caisses de Jupiler), des scénographies de spectacles ou d’expositions (notamment l’étonnante exposition sur l’hôtel Aubecq de Victor Horta, en 2011) et des contre-projets remarqués sur des sites urbains sensibles de Bruxelles (comme celui pour la place Flagey, en 2005), les architectes de V+ ont toujours également répondu à une commande plus traditionnelle, qu’elle soit publique ou privée. Cherchant à subvertir les espaces lisses et stériles que produisent conjointement les normes techno-capitalistes et les idéologies du politiquement correct, ils revendiquent, dans ce cadre, une architecture émancipatrice, multidimensionnelle et relationnelle, génératrice d’intensité, de plaisir, voire d’humour ; une architecture qui cherche le point de labilité des situations et qui, au lieu de les figer en une forme, entend mobiliser les choses et les gens. 


NAÏVETÉ MÉTHODIQUE 


Pour eux, le projet ne doit être ni un principe qui s’impose autoritairement au réel, ni la résultante de la somme des contraintes que ce réel lui soumet. Ils le définissent plutôt comme « une approche pragmatique des situations, c’est-à-dire le repérage des propensions d’un espace et la mise en place de dynamiques collectives de négociations1 ». Induisant une remise en question systématique des termes de la commande, cette démarche risquée qui assume une naïveté méthodique, si elle cause parfois leur échec à certains concours, détermine souvent la réussite de leurs projets, dont elle démultiplie les potentialités. Ce fut le cas à Mouscron, lorsqu’ils ont remporté la consultation pour la rénovation et l’extension du musée de Folklore, en proposant une tout autre implantation dans l’îlot, qui révolutionne le fonctionnement du musée et sa relation avec la ville. « Nous restons prudents quant à une forme d’héroïsme de la radicalité, expliquent-ils, auquel nous préférons le risque d’une certaine complexité2. » Installée depuis peu dans le quartier de Tours et Taxis à Molenbeek, au rez-de-chaussée sur cour d’un ancien bâtiment industriel que l’artiste Marthe Wéry avait investi dans les années 1980, l’agence V+ – qui compte une dizaine de collaborateurs – est à un tournant. Menant de front plusieurs opérations importantes (cinéma Phénix et bâtiment pour la RTBF à Charleroi, musée de Mouscron, MAD et Divercity à Bruxelles, cinéma Caméo à Namur, château d’eau de Ghlin), Bihain et Decuypere déplacent le front de leur engagement de l’activisme vers le chantier, mettant au service de leurs idéaux architecturaux un mélange d’audace et de maîtrise constructives. 


1. Didier Debaise et Thierry Decuypere, « Une approche pragmatique de l’architecture », in Le Cinéma Sauvenière, Bruxelles, Communauté française Wallonie- Bruxelles (« Visions. Architectures publiques », vol. 7), 2009, p. 45. 

2. Cf. « Conversations » (de V+ avec Sophie Dars et Carlo Menon), in V+ architecture : documents on five projects, Bruxelles, Bozar et A+/Tielt, Lannoo, 2015, p. 149. 


CINQ RÉALISATIONS : 


CINÉMA SAUVENIÈRE, À LIÈGE 

Première réalisation majeure de V+, le cinéma Sauvenière a reçu un accueil critique enthousiaste et a immédiatement trouvé sa place dans la vie culturelle liégeoise. Afin d’affirmer les spécificités de cet équipement – qui défend le cinéma d’art et d’essai et lutte contre la désertification culturelle du centreville – militant, les architectes ont cherché à subvertir le type introverti du « multiplexe ». Se tournant le dos de part et d’autre d’une faille, les deux blocs de salles, superposées deux à deux, occupent des côtés adjacents de la parcelle et laissent se déployer au-dessous un vaste hall et une brasserie de 450 places, entre la rue et la cour intérieure publique. L’architecture joue d’un répertoire très sobre : des volumes, dont la blancheur mate et sculpturale unifie les enchevêtrements, et de longues entailles horizontales striées de fines menuiseries noires et luisantes. La tension quelque peu expressionniste entre ces deux registres s’inverse la nuit quand la lumière émane du dedans. 


[ MAÎTRISE D’OUVRAGE : FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES / ASBL LES GRIGNOUX – SURFACE : 4286 M2 – COÛT : 10300000 EUROS HTVA – LIVRAISON : 2008 ] Cette réalisation a été publiée dans da n° 183, p. 62 à 65. 


MAISON COMMUNALE, À MONTIGNY-LE-TILLEUL, BELGIQUE 

C’est assez rare qu’une commune comptant à peine plus de 10000 habitants, non seulement s’engage dans la réorganisation complète de son administration mais soumette la construction de ses nouveaux locaux à un vrai concours, faisant ainsi le pari de l’architecture. Le projet de V+ répond avec une certaine évidence à cette commande de Montigny-le-Tilleul, petite ville du Hainaut, proche de Charleroi. L’extension se greffe à l’arrière de l’ancien « château Wilmet », une demeure bourgeoise néo-Renaissance du XIXe siècle qui servait de mairie. D’une impeccable horizontalité, le nouveau bâtiment déploie ses trois « branches » (abritant les trois entités administratives) dans l’ancien parc du château transformé en vaste pelouse publique et se termine en porte-à-faux, ne s’appuyant qu’en quelques points sur ce sol engazonné qui descend vers la vallée de la Sambre. Par une rampe transversale, en pente douce depuis le nouveau parking, le citoyen accède à la nouvelle maison communale en son centre de gravité : à gauche le cabinet du bourgmestre, en face le pôle financier (sur deux niveaux), à droite les services sociaux ; en bas, les archives semi-enterrées et une cafétéria largement vitrée sur le parc et sur ses belles rangées de tilleuls. Clarté spatiale et flexibilité programmatique riment ici avec un choix structurel rare dans ce type de commande : une ossature métallique hybride (mélange de treillis et Vierendeel) dont les membrures verticales en X animent les bureaux de leur présence singulière.

 

[MAÎTRISE D’OUVRAGE :VILLE DEMONTIGNY-LE-TILLEUL (BELGIQUE) – SURFACE : 5000 M2 – COÛT : 4,5 MILLIONS D’EUROS – LIVRAISON : 2013 ] 


LA MAISON DU LAC À CHÂTILLON, SAVOIE 

Conçue en 2006 et achevée en octobre 2010, cette rénovation/extension d’une grande villa bourgeoise du XIXe siècle au bord du lac du Bourget est une réjouissante illustration de l’appellation originelle de l’agence : « Vers plus de bien-être ». Verticale, relativement indifférente à son grand paysage, qualifiée même de « psychorigide » par les architectes, la maison existante a été soumise par eux à une série d’opérations iconoclastes mais puissamment libératrices, instaurant tout un écheveau de nouvelles relations spatiales. Sur le volume compact d’origine, plusieurs greffes ont été pratiquées : côté sud, deux fins et longs balcons communicants qui étirent les chambres du premier étage vers le lac et un socle formant terrasse au rez-de-chaussée et couvrant trois nouvelles chambres ; à l’est, un volume utérin et opaque renfermant une bibliothèque/salon de musique ; à l’ouest, une vaste cuisine, vitrée sur trois côtés. Traitées avec le même enduit blanc que la maison, ces extensions ne jouent pas de la dialectique rebattue entre ancien et nouveau mais fonctionnent comme les membres d’un même corps enfin dépliés. 


[ MAÎTRISE D’OUVRAGE : PRIVÉE – SURFACE : 588 M2 – LIVRAISON : 2011 ] 


LE CHÂTEAU D’EAU À GHLIN, BELGIQUE 

Lauréat en 2011 du concours pour le château d’eau de la gigantesque zone industrielle de Ghlin-Baudour, près de Mons, V+ a exploité tout le potentiel, non seulement architectural et territorial mais aussi culturel, symbolique et narratif, de cet objet technique en questionnant son ingénierie et tous les stéréotypes associés à ce type d’ouvrage. Rompant avec les formes pures et plastiques des ingénieurs (champignons, hyperboles ou cônes de révolution), V+ a imaginé un objet énigmatique, hétérogène, presque archaïque : un faisceau de cinq piles de béton, aux proportions d’allumettes, qui se croisent de manière irrégulière et soutiennent une plateforme carrée à 42 mètres de haut ; la cuve (un cylindre en acier de 17 mètres de diamètre contenant environ 20 millions de litres) repose sur elle comme sur une table ; une boîte ajourée presque cubique, en aluminium déployé, emballe la cuve et contient les poutres inversées qui soulagent la dalle de répartition. Jouant d’une apparente instabilité, la structure présente des visages sans cesse renouvelés selon les points de vue et le mouvement du spectateur. Sous certains angles, elle semble articuler des lettres (un X, un A, un I ou un V, comme souvent dans les structures dessinées par V+) ou fait mine de marcher, comme un colossal échassier ou un « géant » des Flandres. Du coulage des piles sur site au levage de la cuve, le chantier particulièrement théâtral a débuté lui-même la narration de cette nouvelle infrastructure, bien avant son inauguration. 


[ MAÎTRISE D’OUVRAGE : INTERCOMMUNALE IDEA – CAPACITÉ : 2000 M3 – COÛT : 4,4 MILLIONS D’EUROS HTVA – LIVRAISON : 2015 ] 


PROJET PHÉNIX À CHARLEROI 

Ancienne capitale industrielle, Charleroi tente de conjurer son image de ville la plus sinistrée de Wallonie en menant d’importants projets d’aménagement et de rénovation urbaine. Parmi eux, le projet Phénix concerne la ville basse, en bord de Sambre. C’est dans ce cadre que V+, associé à L’Escaut (« coopérative d’architectes » bruxelloise où Thierry Decuypere a autrefois fait ses classes), remporte en 2009 une triple consultation : réaménagement des quais (Phénix 4), reconversion de l’ancienne Banque nationale en porte des Arts (Phénix 5) et construction d’une nouvelle passerelle piétonne (Phénix 8) au droit de ce futur pôle culturel. Soumettant là encore la commande (et ses ambiguïtés) à une réflexion critique, V+ et L’Escaut constatent que la passerelle demandée ne mène nulle part (butant sur un immense centre de tri postal à l’avenir incertain) et proposent de l’élargir pour en faire une véritable place suspendue, une « placerelle ». Plus spécifiquement investis sur l’opération Phénix 5, les architectes de V+ préconisent de conserver l’imposant édifice bancaire des années 1950. Logeant aux étages ateliers d’artistes et salles d’exposition, ils évident néanmoins le rez-de-chaussée sur 7 mètres de haut pour y installer une vaste brasserie ouverte au sud sur la rivière et ouvrir un généreux passage public vers le nord. Dans l’axe d’une rue qui mène à la très commerçante place Albert-1er, ce passage dessert d’abord le nouveau cinéma occupant tout l’arrière de la parcelle. Comprenant quatre salles (alors que le programme n’en demandait que deux), il décline certains principes expérimentés par V+ au cinéma Sauvenière à Liège (livré en 2008) : des vides sculptés dans la masse opaque des salles qui laissent passer la vue, la vie et la lumière.


[ MAÎTRISE D’OUVRAGE :VILLE DE CHARLEROI (BELGIQUE) – SURFACE : 12000 M2 (PHÉNIX 4) ; 4600 M2 (PHÉNIX 5) ; 540 M2 (PHÉNIX 8) – COÛT : 11,65 MILLIONS D’EUROS HT (PHÉNIX 5) ; 10,3 MILLIONS D’EUROS HT (PHÉNIX 4 ET 8) – LIVRAISON : 2015 (PHÉNIX 4 ET 8) ; 2016 (PHÉNIX 5) ] 


JÖRN ARAM BIHAIN… SOUMIS À LA QUESTION


> QUEL EST VOTRE PREMIER SOUVENIR D’ARCHITECTURE ? Une salle de théâtre et son atelier de décors. 

> QUE SONT DEVENUS VOS RÊVES D’ÉTUDIANT ? Ils s’affinent et parfois se construisent. 

> À QUOI SERT L’ARCHITECTURE ? À sublimer le contextuel. Il s’agit d’offrir une valeur ajoutée qui va au-delà de la résolution des problèmes. Toute la question est de définir ces valeurs. 

> QUELLE EST LA QUALITÉ ESSENTIELLE POUR UN ARCHITECTE ? Voir dans l’espace. 

> QUEL EST LE PIRE DÉFAUT CHEZ UN ARCHITECTE ? Être imbu de lui et dogmatique. 

> QUEL EST LE VÔTRE ? L’incertitude ou le fait d’être trop sensible. 

> QUEL EST LE PIRE CAUCHEMAR POUR UN ARCHITECTE ? Sur chantier, la politique du fait accompli. 

> QUELLE EST LA COMMANDE À LAQUELLE VOUS RÊVEZ LE PLUS ? Une infrastructure habitée comme un pont vivant ou une église sur une usine. Le mélange de registre entre le sacré et le pragmatique. 

> QUELS ARCHITECTES ADMIREZ-VOUS LE PLUS ? Le choix est large… peut-être, à ce jour, Frank Lloyd Wright pour la richesse de registre de son travail. Mais hier j’ai admiré François Pouillon et demain j’admirerai quelqu’un d’autre. 

> QUELLE EST L’OEUVRE CONSTRUITE QUE VOUS PRÉFÉREZ ? Je ne me lasse jamais du Panthéon à Rome. 

> CITEZ UN OU PLUSIEURS ARCHITECTES QUE VOUS TROUVEZ SURFAITS. Est-ce vraiment nécessaire ? 

> UNE OEUVRE ARTISTIQUE A-T-ELLE PLUS PARTICULIÈREMENT INFLUENCÉ VOTRE TRAVAIL ? Le Festin de Babette. 

> QUEL EST LE DERNIER LIVRE QUI VOUS A MARQUÉ ? Le Chevalier inexistant (Il Cavaliere inesistente) d’Italo Calvino. 

> QU’EMMÈNERIEZ-VOUS SUR UNE ÎLE DÉSERTE ? J’improviserais le cas échéant. 

> VOTRE VILLE PRÉFÉRÉE ? Bruxelles. 

> LE MÉTIER D’ARCHITECTE EST-IL ENVIABLE EN 2015 ? Oui… mais pas pour l’argent. 

> SI VOUS N’ÉTIEZ PAS ARCHITECTE, QU’AURIEZ-VOUS AIMÉ FAIRE ? Compositeur. 

> QUE DÉFENDEZ-VOUS ? Une architecture contextuelle construite qui n’a pas peur d’être parfois expressive ou de porter un imaginaire. 

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