![]() Bernard Tschumi, MT4, The block, Manhattan transcripts, 1978-81 : une prémonition du 11 Septembre? |
Par quels détours la figure de Jacques Derrida, disparu en octobre dernier, aura-t-elle marqué l'architecture contemporaine ? Comment ce penseur, dont la longue entreprise a essentiellement porté sur le texte, a-t-il pu être invoqué pour justifier, ou cautionner, une de ses tendances ? Quel rapport entre l'idée de déconstruction, à laquelle il a été assimilé, et le « déconstructivisme », sur lequel continuent de s'appuyer nombre de commentateurs ? Par quelle illusion ces deux mots semblent-ils converger en d'improbables rencontres ?
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Ce n'est pas en pénétrant l'œuvre du philosophe que se trouvera aisément la réponse à ces questions. La rhétorique de Jacques Derrida est pour le moins hermétique ; procédant de chiasmes (« la philosophie, comme théorie de la métaphore, aura d'abord été une métaphore de la théorie »), d'oxymores (« telle est l'étrange logique alogique de ce que j'appelle l'itérabilité »), de paradoxes (« le concept d'itérabilité est un concept sans concept… ») et de néologismes (la « différance », la « déconstruction »…), sa pensée semble s'enfermer dans des énoncés impénétrables au commun et s'élever à des hauteurs qui lui restent inaccessibles. Les zélateurs du philosophe rapporteront cette difficulté à l'ampleur d'une entreprise irremplaçable, consistant à interroger sans relâche les présupposés des grands édifices métaphysiques et ontologigues de la pensée occidentale, jusqu'à les faire vaciller. Voici déjà qui rapproche peut-être Derrida de l'architecture : la perception d'un espace de la pensée, de la pensée comme un espace qu'il s'agit de parcourir pour le desserrer. Plutôt que de contempler, d'agrandir ou de construire des édifices de vérité, il importait, pour lui, d'y cheminer, d'en attaquer le ciment, de provoquer et d'en agrandir les failles, pour découvrir, sinon de nouvelles vérités, au moins de nouvelles voies, de nouvelles traces. Ouvrir ces cheminements, en ne cessant de « questionner la question », est facteur de mouvement, de libération, d'ouverture vers de possibles devenirs. Cette démarche vise à trouver de nouvelles interventions sur le monde et le réel. Outre celle du politique, la tentation de la création se fait ainsi jour, qui aura porté Derrida à reconnaître dans l'architecture « des mots, des motifs, des schèmes [qui lui] étaient familiers », à y voir une « traduction, une transposition analogique » de sa propre entreprise – d'autant que sa filiation heideggerienne le rapprochait des questions de la technique et de l'habitabilité. La rencontre eut lieu dans les années 1980, avec une figure qui, comme lui, avait trouvé aux états-Unis une reconnaissance et un piédestal. Bernard Tschumi était en charge du parc de La Villette, et son discours semblait faire écho au sien : à l'idée de « déconstruction » avancée par le philosophe répondaient celles de « disjonction » et de « discontinuité » professées par l'architecte. D'une amitié allait en naître une autre : Tschumi présenta Peter Eisenman à Derrida, et les invita, en 1985, à écrire le scénario d'une séquence du parc. Si l'entreprise n'eut pas de suite, il resta que l'un et l'autre des architectes purent se prévaloir (et ne se privèrent pas de le faire) d'un prestigieux parrainage. Tandis que Derrida soulignait le caractère analogique entre architecture et philosophie, l'instrumentalisation par la sphère architecturale de son nom allait bon train. Elle fut scellée avec l'exposition de 1988 au MoMa de New York, montée par le critique Mark Wigley sous l'aile de Philip Johnson : le « déconstructivisme » était né du besoin américain de proclamer ce qui fait tendance et de désigner le correct du moment. Ce terme allait à son tour connaître, mais dans le seul champ de l'architecture, une belle fortune critique. Devenu vulgate, il renvoie à la paresse de nombre de commentateurs qui trouvent dans ce genre de catégories formelles une commode manière de ranger les projets et les choses, sans plus s'interroger sur ce qui les fonde, tout s'auréolant d'un noble nimbe. Ne cessant d'y inclure de nouvelles figures défaites (aujourd'hui exponentiellement générées par le digital), ne risquant guère d'être dénoncés, tant le texte derridien est à la fois subtil et prudent, ils contribuent à asseoir un malentendu que le philosophe, fidèle en amitié, ne prit pas la peine de lever.
Parmi la très importante bibliographie de Derrida, soulignons "Point de folie, maintenant l'architecture", in « Psyché, inventions de l'autre », Galilée, nouvelle édition augmentée, 1998 ;
« De l'hospitalité », Galilée, 1997. Voir aussi le site : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/metropolitains
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