Une brève histoire de l’isolation (2/10)

Rédigé par Hubert LEMPEREUR
Publié le 26/09/2016

La biosphère de Montréal, ex-pavillon américain à l’Expo 67, par Richard Buckminster Fuller.

Article paru dans d'A n°248

Épisode 2/10 : Archéologie de l’isolation - le Palais de Cristal

Si le verre est aujourd’hui parfois envisagé de façon un peu obtuse sous les seuls angles de la déperdition thermique ou de la surchauffe estivale, il fut pourtant, au moins depuis le XVIIIe siècle, synonyme de contrôle climatique. Avant de se pencher sur la question fondamentale de la fenêtre et du pan de verre, il nous a paru utile de rappeler la place tenue par le thème de la verrière et de la serre dans l’émergence de l’architecture moderne. Indépendamment de « l’effet de serre », il a représenté longtemps l’emblème de l’« isolation » naissante des bâtiments.

Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey rappelle que l’adjectif « isolé », apparu au XVIIe siècle, est issu de l’italien isola et donc du latin insula : île. Le verbe « isoler », un peu plus tardif, signifie sous cette acceptation : « faire prendre la forme d’une île » et, par extension, « séparer ». Le terme est notamment utilisé en architecture pour décrire le caractère indépendant d’un édifice ou d’un « îlot » urbain. Cette métaphore s’élargit au XVIIIe siècle à l’état sentimental des êtres humains1 et, bientôt, avec un emploi pronominal, à l’idée, en vogue, de « s’isoler ». Au même moment, la philosophie s’en empare (considérer à part, hors du contexte), et surtout la science avec les recherches sur l’électricité. Dès 1749, date à laquelle est expérimenté un premier « isoloir » électrique en verre2, on parle d’« isoler un corps simple ».

Il faudra attendre la fin des années 1920 pour que l’isolation acquière une acceptation acoustique puis thermique, comme en témoignent progressivement les textes et revues professionnels. entre-temps, la diffusion du poêle Franklin et de ses différents avatars ou cousins européens, à partir du milieu du XVIIIe siècle, puis, plus tard, la naissance du chauffage central, révolutionnent l’approche de l’enveloppe du bâtiment, avec la fin progressive du foyer ouvert et de la cheminée. Dans le même temps, en un mouvement parallèle au développement de l’électricité, la physique et la chimie abordent la question des transferts calorifiques. Il existera jusqu’à nos jours des passerelles fructueuses entre électricité, acoustique et thermique.

Les presque deux siècles durant lesquels s’opère la conceptualisation de l’isolation thermique contemporaine sont parcourus d’intenses réflexions prospectives, voire utopiques, portant sur la relation des bâtiments à leur environnement, ou plutôt à leur « climat », comme on le dit du temps de Montesquieu, puis à leur « milieu », jusqu’à l’immédiat après-guerre. On peut même affirmer que ces réflexions fondamentales constituent en grande partie la source de l’architecture moderne et de son imaginaire, au moins autant que le développement de la construction en fer puis en béton armé, dont elles sont d’ailleurs en partie corollaires. L’isolation n’y est pas appréhendée telle que nous nous l’imaginerions aujourd’hui : à savoir qu’il ne s’agira en préalable pas tant d’améliorer l’isolation des parois extérieures des bâtiments – au sens actuel de résistance à la transmission calorifique –, que d’isoler – au sens premier – ceux-ci et leurs occupants de leur environnement. Pendant toute cette période, l’architecture est non seulement en quête d’intérieurs plus hermétiques, au moins à l’air et bientôt même à la vapeur d’eau, mais aussi de bâtiments plus autonomes. Une quête dans laquelle le verre et sa « transparence » jouent un rôle aussi primordial que paradoxal. L’emblème de cette « isolation » des bâtiments est en effet la fenêtre, et plus encore la verrière.


La serre, incarnation de la modernité et outil de contrôle

Walter Benjamin a vu dans les passages parisiens et dans les immenses verrières des palais des expositions universelles ou des grands magasins une rupture fondatrice de la modernité3. Dans ses différents ouvrages, Siegfried Giedion, chantre d’une histoire de l’architecture moderne écrite par ses acteurs eux-mêmes, se penche longuement sur les constructions en métal et verre les plus marquantes du XIXe siècle, qu’il situe comme autant de jalons d’une épopée mythique. Parmi elles : la galerie d’Orléans du Palais-Royal (1829) de Charles Percier, puis les prototypes de serres chaudes du Muséum d’histoire naturelle de Charles Rohault de Fleury (pavillons oriental et occidental, 1834-36) et enfin, évidemment, le Crystal Palace de Joseph Paxton à l’Exposition universelle de 1851. Standardisées, construites sur une étendue inédite avec une rapidité et une facilité déconcertantes, ces constructions diaphanes illustrent simultanément le triomphe de l’industrie, tout en ouvrant au plus grand nombre un monde de féerie, ou, comme l’écrira Frank Lloyd Wright en 1930, une « expérience que les architectes d’il y a quelques siècles (…) auraient considéré comme magique4 ».

Si l’époque gothique avait vu naître un aperçu fascinant des possibilités d’une architecture cristalline, c’est en réalité aussi la serre, qui, depuis le XVIe siècle, a fourni un modèle et un point de départ au renouvellement de l’architecture par le verre. Un renouvellement basé sur la lumière, la clarté, mais aussi sur la chaleur et la protection contre le vent et l’humidité. De siècle en siècle, les serres froides, tempérées, chaudes, adossées, semi-adossées, etc., ont été conçues avec des méthodes de plus en plus exigeantes pour assurer, sinon l’acclimatation progressive, au moins la culture forcée de plantes, légumes et fruits venus de tous horizons, en contrôlant la température et l’humidité de l’air et du sol, la vitesse de l’air, et l’ensoleillement. À l’instar du rôle joué par un condensateur sur un circuit électrique, la serre s’est imposée comme un outil d’égalisation climatique5. Mais, plus encore, par son échelle quasi territoriale, le Crystal Palace a permis d’imaginer le saut du végétal à l’homme. Il devait ainsi inspirer tous ceux qui se souciaient de faire de l’architecture un « condensateur social », suivant la déclaration attribuée à Moisei Ginzbourg définissant l’objectif des constructivistes dans l’avènement de la société soviétique6.

Commentant la fascination de Lénine pour le Crystal Palace, Emmanuel Alloa affirme sans ambages : « Le verre aura donc désormais moins pour but de laisser pénétrer la lumière de l’extérieur que d’en atténuer l’effet individuant et de ménager un espace de pure égalité7. » Il est vrai que cette postérité était plus qu’implicite ; dès 1851, Paxton avait lui-même décrit son Palais comme un véritable jardin d’Éden offert aux masses populaires de la démocratie victorienne : « Nous y créerons le climat de l’Italie du Sud où les masses pourront monter à cheval, se promener ou encore se reposer sous les feuillages d’arbres exotiques et y contempler tranquillement les œuvres de la nature et de l’art, sans être tourmentées par les vents d’ouest ou des bourrasques de neige8. » À partir de 1914, le manifeste Glasarkitectur, de Paul Scheerbart, puis le groupe berlinois Die gläserne Kette (« La chaîne de verre ») que celui-ci constitue avec Bruno Taut, prolongent un temps la fantasmagorie d’une nouvelle civilisation, d’une société libre, pauvre et nue, dans un monde tout de verre.

Du verre de la serre aux utopies sociales, il n’y avait donc qu’un pas, qui s’est traduit in fine par des programmes architecturaux concrets, à la source même du logement collectif social français. Si les Galeries de bois du Palais-Royal et leurs vitrines provoquent en 1790 chez le jeune Charles Fourier un choc inaugural9, inspirant vraisemblablement les futures galeries vitrées de son phalanstère, pour ses successeurs directs, auxquels se greffent des saint-simoniens et utopistes de tous bords, ce sont donc les serres du Muséum, puis du Crystal Palace, qui permettent d’affermir la réflexion communautaire. Une réflexion que l’on peut aussi, sans crainte d’anachronisme, qualifier d’« écologique » : rappelons que, dès 1821, Fourier adjoint à son protosocialisme une anticipation de la crise climatique et énergétique à venir. Dans un texte séminal intitulé « Détérioration matérielle de la planète », il accuse l’individualisme de conduire au « déclin de la santé du globe » et à des « désordres climatériques10 » !


De la couveuse à l’incubateur humain

Ce mouvement aboutit, sous la houlette de Jean-Baptiste Godin, au Familistère de Guise, construit à partir de 1858. Les appartements de cet ensemble collectif, équipés évidemment chacun d’un poêle éponyme, y sont distribués par des coursives en périphérie de cours couvertes, de part et d’autre d’un corps central baptisé le « Palais social », lui aussi doté d’une verrière. Faute de renouer avec l’Éden, les verrières assurent une isolation thermique bien réelle, au moins en protégeant du vent et de l’humidité, et surtout en créant un espace et un climat intermédiaires, ouvert à l’usage communautaire. Même si Godin n’ira tout de même pas jusqu’à promouvoir la polygamie envisagée par Fourier, ces généreux espaces communs supposés faciliter la sociabilité, la vie collective et la bonne santé seront complétés de nombreux services, dont une « nourricerie », une école et une piscine à l’eau chauffée dans le circuit de refroidissement de l’usine. On peut y voir l’ambition, un brin totalitaire, d’un « élevage » 11 des futurs coopérateurs, la serre précédant en quelque sorte la couveuse, bastion absolu de l’isolation.

Dans le numéro que la revue Techniques et architecture consacre exclusivement au verre en mars-avril 1944, René Coulon, un des architectes français le plus à la pointe sur ce sujet12, franchira encore un pas, en imaginant des cages en verre, climatisées, à poser sur les toits des bâtiments collectifs, sur le modèle de la sorte de caisson d’isolement qu’il a entrepris de tester à la faculté de médecine de Paris. Il s’agit d’une « cabine climatique, véritable serre humaine » permettant aux citadins de faire « une cure de repos et de désintoxication » et de « bénéficier d’air pur, d’un état hygrométrique, d’une ventilation, d’une température appropriés, et enfin d’un rayonnement actif pour la peau (…) dans une atmosphère artificielle de haute montagne, de forêt de sapins ou de littoral marin. Quelle vacance ! Plus effective que la lecture d’un roman, plus disponible qu’un lointain congé ».

En attendant que le développement de la culture numérique nous conduise peut-être à nouveau un jour vers de telles extrémités, cet incubateur humain et social, au sens propre, qu’aurait voulu être le Familistère de Guise, s’impose toujours comme un archétype du logement collectif, à la descendance nombreuse et bigarrée. Il faut compter à ses côtés ce pur produit des espoirs de l’éphémère Seconde République qu’est la Cité Napoléon (1849-1851). Puis une longue série d’essais, des premières maisons communes soviétiques à l’ensemble Robert-Desnos de Jeronimo Padron-Lopez à Pierrefitte-sur-Seine (1986), dans lesquels est pratiquée plus ou moins littéralement une mise sous serre ou sous galerie des habitants. Ce modèle n’a sans doute pas perdu toute actualité, puisque le dispositif de la serre est régulièrement réinvesti pour l’isolation de l’habitat individuel, collectif, ou même d’équipements publics, notamment par Lacaton & Vassal ou Nicolas Michelin, mais aussi par une foule d’architectes plus anonymes. Malgré les dispositifs réglementaires qui, en France, interdisent de facto la construction d’immeubles d’habitation à cour couverte, plusieurs expérimentations dérogatoires sont aujourd’hui engagées, avec des résultats semble-t-il prometteurs sur le plan de la réception par les habitants comme sur l’aspect énergétique. Un appel à propositions de recherche vient même d’être publié par le PUCA en vue d’évaluer ces expériences et de faire évoluer les règlementations13.


Prochain épisode : La fenêtre



1. C’est sous cette acceptation psychologique que le nom commun « isolation » apparaît peu avant la Révolution, synonyme d’« isolement », terme plus ancien de presque un siècle et à l’époque largement plus polysémique. Les sciences s’approprient « isolation » au XIXe et au XXe siècle, peut-être sous influence d’anglicismes, et les significations respectives des deux termes se renversent peu à peu.

2. Cf. Joseph Aignan Sigaud de La Fond, Précis historique et expérimental des phénomènes électriques, depuis l’origine de cette découverte jusqu’à ce jour, 1781, que l’on trouve en ligne.

3. Cf. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, éditions du Cerf, Paris, 1989 [1939].

4. Cité par Marcello Angrisani, « Les innovations architecturales de F. Ll. Wright », in Frank Lloyd Wright – Dessins 1887-1959, Centro Di et ENSBA, 1977.

5. L’analogie entre différence de température et différence de potentiel a souvent été faite.

6. L’expression, qui a fait florès, semble apparaître pour la première fois dans le discours du 25 avril 1928 tenu à la conférence de l’Association des architectes contemporains (OCA) à Moscou, et dans la résolution adoptée à la suite. Cf. Gérard Conio (dir.), Le Constructivisme russe. Tome premier. Le constructivisme dans les arts plastiques. Textes théoriques. Manifestes. Documents, L’Âge d’Homme, 1987.

7. Emmanuel Alloa, « Architectures de la transparence », Appareil, n° 1, 2008. [En ligne].

8. Dans sa brochure What is to become of the Crystal Palace? Cité par Emmanuel Alloa, Ibid.

9. Toutes neuves, elles n’étaient pas encore devenues « ce sinistre amas de crotte » décrit un demi-siècle plus tard par Balzac. Cf. Bernard Marrey, Les Grands Magasins, « La période prérévolutionnaire », Picard, 1979.

10. Cité par Christope Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, chapitre « Polémocène. Objecter et agir à l’ère anthropocénique depuis 1750 », Seuil, 2016 [2013].

11. Terme courant né au XIXe siècle, désignant alors le fait « d’élever des enfants » tout autant que des animaux, resté en pratique grosso modo jusqu’en 1968.

12. Coauteur du fameux pavillon de Saint-Gobain à l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937, il réalise d’étonnants meubles en verre et de nombreux laboratoires de recherche – archétype s’il en est des ambiances fermées –, dans lesquels il fait un usage assez généralisé du verre et de ses potentiels. Cf. « Laboratoires de recherche », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 26, octobre 1949.

13. Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer - Ministère du Logement et de l’Habitat durable, « Évaluation des immeubles d’habitation à “cour couverte” », appel à propositions de recherche lancé le 30 septembre 2016.



Lisez la suite de cet article dans : N° 248 - Octobre 2016

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