Edgar Martins, en quête d’ambiguïtés

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 01/12/2010

Edgar Martins

Article paru dans d'A n°196

Rancière, Derrida, Koolhaas, et bien d’autres encore… De nombreux penseurs du monde contemporain sont à l’oeuvre dans le travail d’Edgar Martins, un philosophe qui a fait de la photographie un instrument à interroger la modernité.

« Habituellement, les photographies viennent de la lumière; les miennes naissent de l’ombre », explique d’emblée Edgar Martins. De grandes images sombres, plans noirs d’où émergent quelques lignes ornées de numéros mystérieux, appuient le propos: ce sont des vues de l’aéroport principal des Açores, archipel de l’Atlantique appartenant au Portugal, pays d’origine de Martins.

Très réglées et très structurées, ces vues ont été produites dans un chaos total : « Il faut savoir que je ne voyais pratiquement rien au moment de la prise de vue, car le lieu est très peu éclairé, et le sol de la piste est en asphalte noir, non en ciment blanc. » Une contrainte qui oblige les constructeurs de l’aéroport à utiliser une peinture fluorescente pour le marquage au sol, la faible luminescence de cette signalétique donnant à l’image son aspect étrange.

La démarche de Martins est là: non dans l’heureux hasard qui ordonne le désordre, mais dans la recherche des ambiguïtés qui émanent du réel. Bien qu’elles montrent toujours des lieux ou des objets existants, les séries de ce jeune philosophe converti à la photographie semblent souvent factices ou trafiquées, alors que les interventions en « postproduction » sont minimes. Elles se résument tout au plus à l’assombrissement du ciel. Ainsi, les images de la série « Metaphysical Survey of British Dwellings » nous montrent des éléments familiers de la ville – la banque, le bar du quartier, le coin de la rue – mais qui semblent des reconstitutions grossières. L’isolement de chaque bâtiment, la condamnation des fenêtres par des parpaings, la propreté vide de la rue suscitent le trouble, sinon le malaise.

Intentionnellement, le photographe égare son spectateur. « Quand une personne passe une dizaine de minutes à contempler une image, elle en attend la compréhension de ce qu’elle regarde. Mais je ne crois pas à un retour sur investissement aussi immédiat. Le temps passé face à une image ne doit pas être proportionnel à la compréhension que l’on en retire, elle doit se faire sur un plus long terme », explique Martins, qui ménage une grande part d’ambiguïté dans son travail. Il n’informe pas directement sur la nature des objets qu’il photographie, des éléments d’aspect ordinaire qui sont en fait extraordinaires au sens étymologique du mot. Ainsi, les maisons de la série « Metaphysical Survey » sont construites dans un centre d’entraînement des forces spéciales de la police, un simulacre de ville d’accès très restreint, que Martins n’a pu pénétrer qu’au terme de un an d’efforts.


VOIR POUR RÉFLÉCHIR

D’autres images de Martins baignent dans ce noir diffus, équivalent visuel de ce que la ouate est au son, une sorte de tamis, de filtre absorbant qui modifie la perception des ondes. Le but de ses séries est de questionner la modernité en se démarquant du registre descriptif tel qu’il a pu être utilisé par d’autres photographes comme ceux de l’école de Düsseldorf.

Ces images ne forment pas un constat, pas plus qu’elles n’entendent dresser un inventaire du réel, mais jouent sur les échelles, le hors-champ, en somme les outils propres à la photographie, pour prendre une légère distance avec la réalité. L’écart est infime, mais la brèche suffisante pour que s’y engouffrent des réflexions récurrentes sur le monde contemporain, qui habitent autant le philosophe que le photographe Martins.

Son parcours, celui d’un Portugais qui a vécu des années en Chine, puis a étudié la photographie en Angleterre, l’aura rendu plus attentif à la question de la ville générique, évoquée dans ses photographies par l’universalité anonyme de bâtiments déterritorialisés, coupés de tout référent culturel ou géographique – les paysages sont effacés. « Je cherche aussi à montrer des moments d’immobilité, de stase, en opposition à la modernité, centrée sur le flux, le mouvement. » Dans les images de la série du « théoricien accidentel », une mise en scène nocturne transfigure une plage portugaise en paysage lunaire. « Ce changement identitaire de la plage entre le jour et la nuit m'intéressait, mais je voulais surtout travailler la question des frontières, des limites, de la forme urbaine. Autrefois, la ville semblait plus facile à comprendre: elle se structurait autour d’un centre clairement lisible. Elle est devenue polycentrique, floue. Comment peut-on tisser une relation avec une ville, lorsqu’elle devient un espace que l’on ne peut plus comprendre? » interroge Martins.

Ces questionnements l’ont porté dernièrement à se pencher sur les effets du krach immobilier. Pendant deux mois, il a parcouru les États-Unis à la recherche des lieux frappés par la crise, en particulier les quartiers pavillonnaires. Une autre facette de la modernité et de son aftermath, ses répercussions chaotiques sur notre environnement, symptôme d’un mal humain peut-être plus profond qui transcende les contingences historiques, et que Martins s’attache à décrire: « Je dis toujours que mon travail communique des idées sur combien il nous est difficile de communiquer. »

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