Le musée du quai Branly : ce qu'en a dit la presse internationale

Rédigé par Françoise FROMONOT
Publié le 29/07/2006

Article paru dans d'A n°157

(Sélection et traductions : Françoise Fromonot. Merci à Maria Cook du Ottawa Citizen)


Cœur des ténèbres dans la ville lumière

Michael Kimmelman, The New York Times, 2 juillet 2006


« Si on avait demandé aux Marx Brothers un musée des peuples de couleur, il ressemblerait sans doute à la galerie des collections permanentes : une jungle hantée, rouge, noire et ténébreuse, remplie d’objets choisis et disposés sans la moindre logique intelligible. Le spectacle, brièvement excitant, témoigne d’un entêtement stupéfiant. Le colonialisme a fait place à une toute nouvelle espèce française de condescendance.

Lors de la conférence précédant l’ouver-ture, la consternation était perceptible chez les directeurs, les anthropologues et les historiens de l’art. Pendant une heure, ils ont expliqué la nécessité de concevoir des musées plus adaptables – un euphémisme au regard du problème posé ici, qui ne fut jamais mentionné sauf par un chercheur : comment le Quai Branly surmonterait-il l’obstacle de son propre projet ? […]

Le lieu n’a tout simplement aucun sens. L’ancien et le nouveau, le bon et le mauvais sont mélangés sans raison ni explication autre que la théâtralité visuelle. La conservatrice des collections d’Asie me montre un épouvantail vietnamien datant des années 1970, au dos duquel est peint un B-52 américain larguant des bombes. Pour qu’il soit vu, elle voulait installer un miroir dans la vitrine, derrière l’œuvre. Mais on lui a répondu que cela nuirait à la mise en scène.

Pensez à ce musée comme une sorte de ghetto de “ l’Autre ”, un mot qui appartient désormais au vocabulaire de M. Chirac : une caverne immense, crépusculaire, qui veut évoquer un voyage sur une rivière, dans la jungle. Des masques terrifiants, des totems, émergent soudain de l’obscurité. Tout est censé être étranger et exotique. La façade coloriée et son jardin sont les passeurs de ce saut de civilisation. […] L’histoire du Quai Branly est le spectacle de son propre environnement, un spectacle devenu attraction. »


Un édifice caméléon

Octavi Marti, El Pais (Madrid),  17 juin 2006


« Le plus intéressant dans l’édifice de Nouvel est son côté caméléon […]. L’intérieur témoigne d’une volonté d’occulter la conception strictement rationnelle des espaces pour privilégier le sentiment que tout est un effet du hasard, que les colonnes qui soutiennent la construction, recouvertes d’une gamme de matériaux variés, sont distribuées de manière aléa-toire : une façon de les associer à un totem plutôt qu’à un support fonctionnel nécessaire à la descente des charges […]. Nouvel a créé une œuvre qui réfute en apparence – en apparence seulement – les références architecturales de l’Occident : le principe de la boîte vitrée, l’obsession des limites entre culture et nature. »


Grandeur gauloise

The Economist (Londres), 20 juin 2006


« […] Plus maladroit sans doute est le symbolisme du Quai Branly. Les collections permanentes ne présentent que des artefacts traditionnels : une option en porte-à-faux avec celles de commissaires d’exposition plus jeunes qui, dans des villes comme Johannesbourg, cherchent aujourd’hui à interroger le cliché d’une Afrique tribale, contestant l’enfermement de l’art africain dans un ghetto d’exotisme. En exposant des artistes contemporains qui utilisent la tôle, le fer, des matériaux industriels recyclés, ils veulent montrer que l’Afrique peut être moderne, réaliste et urbaine. »


Une belle épitaphe

Tom Dyckhoff, The Times (Londres), 21 juin 2006


« Pas facile de donner forme construite au multiculturalisme. Mais un architecte au talent d’exception peut créer l’architecture que demande l’exercice, tout à la fois subtile et dotée de la vitalité et du panache qui font les icônes. Si quelqu’un en est capable, c’est bien Jean Nouvel […]. Sur le papier, son manifeste pour le Quai Branly est parfait. “ La matière semble se dissoudre ”, dit-il. Il s’agit moins d’un bâtiment que d’une “ forêt sacrée ”, dans laquelle “ découvrir  [les objets]  libérés des réflexes de l’Occident, comme les vitrines et les rails de protection ”. Cette prétention à faire découvrir des objets dans une forêt obscure paraît elle-même assez euro-centrique, mais l’idée pourrait engendrer une forme architecturale électrisante, comme à la Fondation Cartier. Alors, que diable s’est-il passé ?

Certes, le musée du quai Branly offre quelques magnifiques moments d’architecture. […] Mais ces somptueux fragments ne parviennent pas à s’assembler. L’absence d’image extérieure “ iconique ” est délibérée : le bâtiment tente (sans réussir) de se fondre dans le paysage urbain. À l’intérieur, on attendrait de Nouvel plus d’élégance. Peut-être s’éloigne-t-il ici de son domaine d’élection – jouer avec l’ambiguïté du verre – pour tendre vers un territoire formel plus en phase avec la mode. Et c’est là que le bât blesse.

Dans les galeries d’exposition, on découvre les objets éclairés par des spots en suivant un ravin qui serpente en promenade, ponctuée de promontoires. Mais il n’y a là ni les montages heurtés d’un Libeskind ou d’un Koolhaas, ni les fluidités élégantes d’une Zaha Hadid. Ce bâtiment ne trouve jamais sa solution : ce n’est pas de la cuisine fusion, mais un ragoût aux ingrédients trop gras, mal assortis. Incohérent, bourré de doutes et d’indécision, c’est une épitaphe parfaite pour Jacques Chirac. »


Un hangar habillé

Ellis Woodman, Building Design (Londres), 30 juin 2006


« Le contextualisme turbulent qui guide cet étalage d’inventions [de façade] témoigne d’une approche audacieuse, proche de celle de Miralles au Parlement d’Écosse. Le Quai Branly est lui aussi une bouillabaisse d’ingrédients forts en goût, liés par des préoccupations spatiales clairement déclarées, comme la prédilection bien connue de Nouvel pour les stratifications visuelles. La dispersion du plan et le recours généralisé au vitrage toute hauteur donnent en permanence au visiteur la conscience de la multiplicité des espaces, par-delà son environnement immédiat. […]

Pourtant, malgré les compétences évidentes de Nouvel scénographe, une visite au Quai Branly reste une expérience frustrante. Le dédain typiquement français pour le registre tectonique explique en partie le problème. Une part considérable de la définition architecturale du bâtiment repose sur la couleur des surfaces peintes et sur du film adhésif collé aux vitrages. S’agissant d’un chantier de 180 millions de livres sterling, c’est littéralement un peu mince.

Le répertoire formel est tout aussi troublant. À l’Institut du monde arabe, Nouvel célébrait un mariage forcé entre les sources islamiques et la modernité de son programme. Au Quai Branly, son vocabulaire vise une fois encore à référencer les cultures qui se confondent avec la mission du musée. La palette de couleurs du bâtiment rime avec les objets en cuir et en bois qu’il renferme ; les volets ajourés reposent sur des supports en acier profilés en forme de machette ; la grande façade vitrée est décorée avec une imagerie de jungle (imaginons un instant l’inverse : un musée d’art occidental sous les tropiques, qui chercherait en permanence à communiquer une vision des us et coutumes d’Europe…).

Le primitivisme clés en main de Nouvel n’est pas moins ridicule. Le problème vient encore de la faiblesse de la conception matérielle du bâtiment. Si les diaphragmes mécaniques de la façade de l’IMA réinterprétaient les claustras islamiques, ils modulaient aussi un langage constructif convaincant qui appartenait en propre à Nouvel. Branly est dépourvu de cette rigueur tectonique : l’exotisme qu’il revendique semble par conséquent trop facilement gagné. Au final, c’est une architecture de hangar habillé.

Ceux qui connaissent le musée ethnographique de Pitts River à Oxford savent ce que la chorégraphie d’une masse d’objets étranges et merveilleux peut véhiculer de charge dramatique. Ici, les commissaires ont peiné à réconcilier le spectacle de la présentation et le devoir d’explication du sens des collections. Ils ont défini quatre territoires calqués sur les régions d’origine des œuvres. Mais l’architecture fait bien peu pour signaler ces distinctions. Par endroits, elle entrave même leur compréhension. Prenons les sérigraphies de forêt tropicale : en quoi ce décor est-il adapté aux objets des Indiens d’Amérique ? L’étiquetage est réduit au minimum – il fait de toute façon trop sombre pour lire – et l’information est surtout dispensée par des terminaux informatiques : une stratégie potentiellement forte, mais qui devient vite épuisante en l’absence quasi totale de lumière du jour – sans parler de vues vers l’extérieur. »

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