Trois regards sur Brasilía

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 01/12/2011

L'esplanade des ministères, 1958

Article paru dans d'A n°205

Brasilia est un grand terrain de jeu régulièrement arpenté par les photographes. Aucun pourtant ne pourra plus jamais faire les images réalisées par Marcel Gautherot, Thomaz Farkas et Peter Scheier. Et pour cause : témoins privilégiés, ils parcoururent entre 1957 et 1960 une ville en formation, capturant le premier coup de pelle à l'inauguration.

Avec sa contemporaine Chandigarh, la capitale du Brésil est un aimant puissant pour les photographes amateurs d'architectures modernes. Certains s'y rendront pour voir si la vie est meilleure dans une utopie construite. D'autres promettront de rapporter des images échappant aux clichés si facilement générés par ces architectures iconiques*. Dans cette production pléthorique, l'exposition « Building Brasilia Â» au Brussels Info Place à Bruxelles, reste à part puisqu'elle présente la ville durant ses trois années de construction, entre 1957 et 1960.

Née du songe d'un prête italien, qui eut la vision d'une terre promise au bord d'un lac entre les 15e et 20e parallèles – le Seigneur est bon géographe –, l'idée d'une nouvelle capitale est inscrite dans la première Constitution du pays, en 1891. En 1955, le nouveau président, Juscelino Kubitschek de Oliveira, entérine le déplacement de la capitale du pays à 1 500 kilomètres à l'intérieur des terres, sur un site choisi par son prédécesseur, concrétisant le projet de faire coïncider les centres géographique et politique du pays. Le plan, on s'en souvient, fut dessiné par Lucio Costa et les bâtiments par son ancien élève, Oscar Niemeyer Soares.

Aussi étrange que cela puisse paraître, ce projet capital n'avait pas de photographe officiel. « Building Brasilia Â» présente la ville en chantier à travers le regard de trois photographes arrivés sur le site pour des raisons diverses. Marcel Gautherot (1910-1996), photographe français installé au Brésil à partir des années trente, est un proche de Niemeyer. Admirateur du Bauhaus et de Le Corbusier, il opérera plutôt comme un photographe d'architecture. L'Allemand Peter Scheier (1908-1979) et le Hongrois Thomaz Farkas s'inscrivent dans la veine du photo-journaliste. Scheier, seul non résident au Brésil, était mandaté par l'agence américaine PIX. L'exposition présente soixante-deux clichés choisis parmi vingt cinq mille conservés par l'institut Moreira Sales. Les architectes cariocas Alfredo Britto et Pedro Evora ont effectué la sélection des images.


Le pur et l'impur

L'ensemble de l'exposition est en noir et blanc, une technique qui se prête bien à l'abstraction. Dans les images de Gautherot, les plans des rampes d'accès au bâtiment de l'Assemblée se transforment en formes épurées ; le goût pour les contrastes, la répétition des formes, peuvent être mis en parallèle avec le travail de Lucien Hervé. Plutôt que de restituer la vision d'un espace, le photographe développe une recherche artistique qui l'assimile à un auteur à part entière. À côté de ses visions plastiques, d'autres images plus documentaires montrent une Brasilia que l'on ne verra plus jamais : une ville faite de tours squelettes émergeant du "cerrado", la savane brésilienne, comme un mirage ; ou Brasilia avant Brasilia, capitale que l'on ne devine qu'à travers le tracé du futur axe majeur, lignes tirées au cordeau dans une nature sauvage.

Les trois reportages relatent également une épopée humaine. Les bâtiments modernes symbolisaient le projet politique du pays. Ils étaient édifiés par des maçons à peine sortis du "sertão" : sillonnant les fers à béton d'une des coupoles de l'Assemblée, les ouvriers ressemblent davantage à des paysans perdus au milieu de champs de canne à sucre. Lorsqu'ils montent en groupes préparer les coffrages de la seconde coupole du Parlement, on croirait assister à la construction d'une hutte. L'image parfaite de la modernité se fissure...

Les images de Scheier et Farkas s'attachent moins à l'architecture qu'à la vie des ouvriers dans les villes satellites construites à la hâte pour les abriter. Les "ciudades livres", villes libres, se développaient de manière organique pendant que naissait Brasilia la parfaite. Certaines de ces cités étaient légales : le "nucleo bandeirante" (nom qui établit un parallèle entre les ouvriers et les chercheurs d'argent partis faire fortune dans la jungle) est une zone franche où l'exemption de taxes favorisa l'éclosion du commerce. On y voit des coiffeurs ou des restaurants aux enseignes accrocheuses : « des personnalités internationales et nationales viennent manger ici, il y aura bien une raison Â». À deux pas du rêve moderne naissent les bidonvilles : favela de planches ou favela de papier, telle Sacolandia, un bidonville aux façades constituées de sacs de ciment vides, matériau abondant glané sur les chantiers des ministères.

La dernière image met en contact ces deux mondes parallèles : sur le chariot d'un vendeur ambulant figure le dessin stylisé des colonnes du Palacio da Alvorada. La figure d'architecture savante devient un ornement populaire ; le bâtiment icône diffusé dans tous les journaux du pays, un symbole démocratique et un motif de fierté nationale.


* On peut notamment citer l'ouvrage d'Iwan Baan, $Brasilia-Chandigarh$ ou l'exposition « Brasilia-Chandigarh-Le Havre Â» présentée en 2005 au musée Malraux du Havre.

« Building Brasilia Â», jusqu'au 15 janvier 2012 au BIP (Brussels Info Place), rue Royale 2, Bruxelles. Entrée gratuite. Fermé les 25 décembre et 1er janvier.

« Lorsqu'ils viendront creuser les mines cachées au cÅ“ur de ces montagnes, la Terre promise apparaîtra ici, et le lait et le miel couleront à flots. Les richesses seront inimaginables…» Prémonition de Brasilia par le prêtre italien saint Jean Bosco, le 30 août 1883.


Les articles récents dans Point de vue / Expo / Hommage

Conception-réalisation versus architecte-artisan Publié le 29/04/2024

Une chronique de la série "Malentendus sur l'architecture et abus de langage de ses disciples" par … [...]

Le logement collectif, otage de l’architecture Publié le 29/04/2024

L’architecte Gricha Bourbouze, dont l’agence nantaise Bourbouze & Graindorge conçoit… [...]

Corbu, Gromort et l’Art et essai Publié le 01/04/2024

Une chronique de la série "Malentendus sur l'architecture et abus de langage de ses disciples" par … [...]

L'action ou la chose ? Publié le 11/03/2024

Une chronique de la série "Malentendus sur l'architecture et abus de langage de ses disciples" par … [...]

Pour une architecture aussi belle que bonne Publié le 14/12/2023

Comme les années précédentes, le Prix d’architectures 2023 organisé par notre revue a suscité… [...]

« Le » Projet Publié le 14/12/2023

Une chronique de la série "Malentendus sur l'architecture et abus de langage de ses disciples" par … [...]

.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Mai 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
18  01 02 03 04 05
1906 07 08 09 10 11 12
2013 14 15 16 17 18 19
2120 21 22 23 24 25 26
2227 28 29 30 31   

> Questions pro

« En décidant de ne pas tout transformer, tout change » - Entretien avec Alexandre Chemetoff

Réutiliser, transformer, restructurer, revaloriser… autant d’actions souvent recommandées quand les enjeux de l’époque incitent à retravai…

Vous avez aimé Chorus? Vous adorerez la facture électronique!

Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer leurs factures en PDF sur la plateforme Chorus, …

Quelle importance accorder au programme ? [suite]

C’est avec deux architectes aux pratiques forts différentes, Laurent Beaudouin et Marie-José Barthélémy, que nous poursuivons notre enquête sur…