Mais à quel usage ce bâtiment est-il destiné ? - D'A n°226

Mais à quel usage ce bâtiment est-il destiné ?

Le premier immeuble métallique d’Alep, patrimoine des années 1960, après son mitraillage par l’armée syrienne.
Un autobus impérial des Berkuts place Maïdan à Kiev, après son mitraillage par les rebelles ukrainiens.
Un banc test pour hublots de paquebot sur le chantier naval à Marseille, après son mitraillage par les gangs mafieux lors des règlements de compte de janvier 2014.
Le musée de la Paramécie à Vatan (Indre) village natal de Jacques Servier.

On the Move, immeuble de bureaux Rézo, Paris, Architectures Anne Démians, SODEARIF et SNEP maîtrise d’ouvrage.

Au premier plan de l'image du concours, une femme l’air paniqué s'agrippe à son sac, s'apprête à fuir : un voleur à l'arraché ? Un serial killer ? Le Blob ? Non, le monde du travail à On the Move, Rézo, immeuble tertiaire « reconnaissable à sa texture métallique envahissante », dixit le communiqué de presse (1).
L’invasion vient juste de commencer, et à peine installée dans le secteur Clichy-Batignolles, l’opération a déjà été médaillée trois fois pour ses performances énergétiques. Une quatrième certification, celle de la plus grande râpe à fromage au monde, ne saurait tarder, au vu de la « carapace délicate qui le nimbe de haut en bas ». Le déballage quincaillier en enveloppe censé amener « à une lecture de train à l’arrêt » n’a pas égaré l’entendement de la FFFRA – la Fédération française des fromages râpés et affiliés. Elle a reconnu sans aucune ambiguïté dans ce projet de l'architecte Anne Démians une « râpe plane (objet) qui se compose d’une simple grille sur laquelle on vient râper le fromage à la main ».
On comprend mieux dès lors pourquoi Rézo – accueillant des « occupations, banalisées à souhait » – annonce « un changement de paradigme dans l’immobilier d’entreprise » : le col blanc n’est plus perçu dans cet univers comme un humain de chair et d’os, mais comme l’avatar d’un produit lacté prêt à être frotté jusqu’à épuisement contre des parois qui le transformeront en râpures. Les capitaines d’industrie de l’Ancien Monde pressaient l’ouvrier comme un citron, ceux du monde contemporain ne pensent qu’à réduire leurs ronds-de-cuir en chapelure. Félicitons-nous que l’architecture et l’écoperformance les assistent si brillamment dans cette tâche ingrate, sans toutefois manquer de pointer les pistes d’optimisation. Pour réduire encore la consommation d’énergie, l’architecte aurait peut-être pu utiliser « une râpe à tambour, composée d’une pince avec un réservoir. Entièrement démontable, elle est très facile à nettoyer, mais nécessite cependant une certaine force dans les mains ». La forme cylindrique est-elle vraiment adaptée aux besoins de modularité des bureaux en blanc « destinés à jouir d’une telle banalité qu’ils peuvent accueillir une ou plusieurs entreprises dans un même espace » ?
Dans cet univers de flexibilité maximale, l'effroi de la sémillante jeune femme figurant sur le rendu de co+ncours ne peut s’interpréter autrement que par la perspective de finir en copeaux ou en tranches. Que l’on soit pecorino, radis, parmesan ou grande courge, une certitude : on n’en réchappera pas. « L’immeuble Rézo réunit, à lui seul, plusieurs singularités qui s’opposent, pour mieux s’additionner, aussi percutantes qu’un oxymore ». Ca va gratter sec sur les plateaux ! Alors qu’avec la livraison de Rézo s’ouvre le bal des amateurs de râpe au bureau, rappelons qu’en architecture, oxymore is less, et Rézo un anagramme certifié de zéro.

//(1) Les passages entre guillemets sont extraits du dossier de presse, hormis les informations sur le râpage du fromage, aimablement communiquées par le site cuisin’store < cuisinstore.com > //