Cloud Atlas : Requalification de la Bibliothèque nationale Richelieu

Architecte : Bruno Gaudin et Virginie Brégal
Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 27/11/2016

À l’occasion de la livraison la première tranche, qui permet déjà de voir le réaménagement des fameux magasins de Labrouste, nous n’avons pas pu résister à l’envie de vous présenter le travail de Bruno Gaudin et Virginie Brégal sur l’ancien site de la Bibliothèque nationale.


Curieuse histoire que celle de l’ancienne Bibliothèque nationale ! Dans l’esprit du public, un

monument où était rassemblée, pour reprendre le titre du court-métrage d’Alain Resnais de 1956, Toute la mémoire du monde, sous forme de manuscrits, d’imprimés et d’estampes… Mais dans la réalité et derrière l’image iconique de sa salle de lecture, de ses colonnes en fonte, de ses coupoles e

Mazarin – ancien hôtel TubÅ“uf –, construit derrière les jardins du Palais-Royal sur une vaste parcelle jouxtant l’enceinte de Charles V. En 1720, l’une de ses extensions, la galerie Mazarine, est préemptée pour rassembler les collections royales jusqu’alors dispersée sur plusieurs sites. Très vite, ces locaux s’avéreront trop exigus et les livres coloniseront l’hôtel de Nevers, qui occupait la parcelle occidentale attenante et dont la grande cour sera réaménagée par Robert de Cotte. C’est dans ce vide qu’Étienne Louis Boullée projettera d’insérer en 1885 sa célèbre salle de lecture à l’étonnante voûte en berceau.

Un projet prémonitoire qui sera suivi en 1868 par celui d’Henri Labrouste – une salle à neuf coupoles, reliée à ses réserves par une monumentale arche vitrée –, pratiquement construit au même emplacement. Les dernières constructions privées qui résistaient encore seront inexorablement annexées et, au début du XIXe siècle, Jean-Louis Pascal créera la salle ovale sur l’emplacement des hôtels réalisés par Colbert rue Vivienne. Le site est alors entièrement occupé par l’institution et, avant de partir à l’assaut des îlots voisins, il ne restera qu’à creuser au-dessous et construire au-dessus jusqu’à saturation. Ce sera la tâche de Michel Roux-Spitz, qui interviendra à deux reprises dans les années 1930 et 1950 pour glisser des blocs de magasins supplémentaires sous et sur les réserves de Labrouste en les privant de leur éclairage naturel.


Le jardin aux sentiers qui bifurquent

L’agence Bruno Gaudin a été nommée, après un marché négocié, pour mettre aux normes ce bâtiment mythique, mais surtout pour s’engager dans un profond travail de restructuration en étroite collaboration avec les conservateurs des institutions qui occupent maintenant le lieu. De nombreux départements de la Bibliothèque nationale sont restés sur place – les Manuscrits, les Cartes & Plans, les Estampes & Photographies, les Monnaies, Médailles & Antiques, les Arts du spectacle… Ils ont été rejoints par l’École des chartes, venue s’immiscer dans l’aile de la rue des Petits-Champs et par l’Institut national de l’histoire de l’art – INHA – dont la bibliothèque en accès libre va investir la grande salle et ses réserves.

Bruno Gaudin et Virginie Brégal ont été d’emblée interpellés par la contradiction existant entre ce labyrinthe composé d’une multitude d’adjonctions et la clarté émanant de son plan qui semblait avoir été dessiné par un unique concepteur. Il se compose en effet d’une trame orthogonale de galeries encadrant de vastes espaces fermés – salle ovale, grande salle, magasin central – et de grands vides : cours d’honneur et Tubeuf, jardin Vivienne. Un dispositif qui entretient de secrètes correspondances avec celui de l’Université libre de Berlin, réalisée beaucoup plus tard par Candilis, Josic et Woods, où une grille de circulation distribue amphithéâtres, salle de cours et patios. Les nouveaux intervenants ont donc simplement développé les potentialités de ce plan en le dotant, là où c’était possible, de circulations horizontales articulées à un système de dessertes verticales plus rationnel.

Ainsi le hall transversal qui s’ouvre d’un côté sur la cour d’honneur et de l’autre sur le jardin Vivienne – les deux accès de l’institution – a-t-il été réaménagé pour assurer un maximum de fluidité. Le lourd escalier de Jean-Louis Pascal a été déposé et de nouvelles volées s’infléchiront en hélice pour rejoindre la salle des colonnes à l’étage. Nous pouvons déjà visiter la partie réaménagée qui s’ouvre sur la grande salle de lecture. De part et d’autre de l’entrée, de larges rampes ont avantageusement remplacé les emmarchements. Elles savent ménager des interstices entre elles et les lambris en pierre de Labrouste qui – mutilés par une réhabilitation précédente – ont retrouvé leur état initial. Ceux-ci apparaissent maintenant à travers les garde-corps vitrés comme de précieux bas-reliefs derrière une vitrine : un mélange subtil de restauration méticuleuse et de pure invention architecturale. Cet axe de distribution est reconstitué à l’étage. Une passerelle métallique entièrement vitrée se glisse au-dessus de la toiture en zinc de l’entrée pour relier le département des Monnaies à celui des Arts du spectacle.


Cloud atlas

Les choses se compliquent ensuite, parce qu’à l’intérieur de cette grille se déploient des mondes sans commune mesure. À l’instar de Cloud Atlas1, le roman de David Mitchell où s’enchevêtrent des personnages, des époques et surtout des genres littéraires très différents : épopée, journal de voyage, lettres d’amour, enquête policière, science-fiction…

Ainsi les salles aménagées par Henri Labrouste, avec leurs rayonnages double face disposés en épi pour monter à l’assaut des plafonds tout en portant leurs passerelles en caillebotis de fonte, se répètent-elles en plusieurs endroits du site, notamment la galerie Viennot (1870-1872), pour trouver leur acmé dans le magasin central. Un monde de rationalité qui anticipe les romans progressistes de Jules Verne. À d’autres niveaux, les salles aveugles de Roux-Spitz avec leurs sols en pavés de verre et leurs rangements carénés de tôle laquée verte renvoient à l’univers des films d’espionnage de la guerre froide, comme l’excellent et claustrophobe Diabolique Docteur Mabuse, réalisé par de Fritz Lang en 1960. Tandis qu’au premier étage de l’aile dessinée par Robert de Cotte la salle des Manuscrits (1880-1886), au charme suranné de Jean-Louis Pascal avec ses boiseries sculptées et ses étonnantes échelles métalliques montées sur roues, semble conçue pour l’odyssée immobile de Bouvard et Pécuchet.

On comprend le vertige de ces architectes cultivés, chargés d’intervenir dans des mondes aussi constitués. Ils se sont engagés à les respecter, à les comprendre et à les porter à leur paroxysme. Et ils n’ont pas hésité, là où c’était possible, à déployer leur monde à eux pour l’insérer dans ce grand roman choral.

Les stratégies d’intervention employées sont très différentes. Elles sont souvent proches de la restauration à l’identique, mais sans jamais vraiment s’y apparenter. Parfois elles vont même au-delà en poussant ces mondes à évoluer selon leurs lois propres, leur identité propre, pour leur permettre de s’adapter à leur nouveau contexte programmatique et réglementaire. Parfois encore et de manière très pondérée, elles savent entrer en dissonance afin de donner plus de relief aux qualités cachées de ces mondes et mieux révéler leur nature propre.

Pour la restauration de l’identité d’un monde et son adaptation au nouveau contexte, prenons l’exemple du travail de conception parfois proche de l’archéologie effectué dans le magasin central d’Henri Labrouste. Une œuvre qui n’a jamais été classée pour pouvoir être librement modifiée en fonction de l’évolution des collections, et qui doit maintenant se transformer en salle de lecture en accès libre.

L’esprit de cet agencement à trois nefs a été repensé pour lui permettre ensuite de se redéployer dans ses nouvelles fonctions. C’est avant tout une machine à capter et à diffuser la lumière. Une lumière naturelle qui, avant l’intervention de Roux-Spitz, tombait zénithalement des nefs latérales. Ainsi les étagères en épi accessibles par trois niveaux de caillebotis en fonte montaient-elles vers cette source de lumière en se rétrécissant, pour en permettre la diffusion jusqu’au sol.

Les architectes ont suspendu des plafonds lumineux à l’emplacement des anciennes verrières et ont posé des caillebotis galvanisés sur les caillebotis en fonte afin de les mettre aux normes. Ils ont ensuite déposé l’élévateur central massif mis en place pour accéder aux magasins supérieurs, aujourd’hui indépendants. Et ils ont relié les niveaux opposés par de nouvelles passerelles accrochées par de fines tiges métalliques aux poutres cachées par le plafond. Des éléments qui savent intelligemment reprendre le vocabulaire et les matériaux utilisés par Labrouste – comme les mains courantes en bois – pour mieux effacer toute traçabilité.

Même méthode pour les magasins de Roux-Spitz aux étagères carrossées comme des automobiles. Leurs coursives en porte-à-faux et leurs passerelles en pavé verre, d’une minceur miraculeuse, ont été systématiquement préservées.

La stratégie diffère pour la salle des Manuscrits de Jean-Louis Pascal. Le sas d’entrée compose une bulle de verre qui rentre en dissonance avec son atmosphère sombre et surannée afin d’accorder plus de valeur au bois massif sculpté des rayonnages. L’éclairage artificiel, assuré par une rampe très fine qui file en plafond, dessert efficacement chaque poste de lecture tout en venant atténuer, par un discret apport de clarté sur les trumeaux, le contre-jour dramatique produit par l’intrusion des hautes fenêtres.

Enfin dans la salle de lecture des Arts du spectacle, l’Atelier Gaudin s’est permis de plonger les lecteurs son propre monde, loin de ceux des Labrouste et autres Roux-Spitz. Un univers organique, aux parois ondoyantes hérissées de claires lattes de bois verticales, qui parvient à se libérer de l’emprise obsessionnelle de la galerie et de son impitoyable point de fuite, récurrents à tous les niveaux de l’édifice.

Étonnamment, leur autre apport personnel – le passage qui relie le département des Monnaie à celui des Arts du spectacle – procède d’une écriture très différente. C’est une incursion dans un monde inconnu où la lumière qui éclaire les corps vient de toutes parts, notamment du sol en métal poli d’où elle se réfléchit, pour les faire flotter dans l’espace, comme les anges qui envahissent la bibliothèque de Hans Scharoun dans Les Ailes du désir, le film de Wim Wenders. Elle secrète une atmosphère de science-fiction, qui, après les XIXe, XXe et XXIe siècles, permet d’anticiper les siècles à venir.


1. Cartographie des nuages (Clous Atlas), de David Mitchell, 2004 (Point Poche 2013), adapté au cinéma en 2012 par Andy et Lana Wachowski et Tom Tykwer.





Maîtres d'ouvrages : ministère de la Culture et de la Communication, ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche
Maîtres d'oeuvres : architecte mandataire, Atelier Bruno Gaudin & Virginie Brégal, chef de projet : Raphaële Le Petit avec Guillaume Céleste, Céline Becker, Nicolas Reculeau et Alexandre Ory architectes sur site 
Surface SHON : 68 000 m2
Cout : phase 1 : 70,8 millions d’euros HT
Date de livraison : sélection au concours, juillet 2007 ; chantier phase 1, juin 2011-mai 2016 ; chantier phase 2, prévision 2017-2020


Lisez la suite de cet article dans : N° 250 - Décembre 2016

Grande salle de lecture Henri Labrouste<br/> Crédit photo : MARCHAND Yves & Meffre Romain Magasin Central Henri Labrouste<br/> Crédit photo : MARCHAND Yves & Meffre Romain Réserve Roux-Spitz<br/> Crédit photo : SHIMMURA Takuji Salle de lecture Bruno Gaudin<br/> Crédit photo : SHIMMURA Takuji

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