Dans le palais du vendangeur

Architecte : Herzog & de Meuron
Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 03/05/2004

Le réfectoire Jean-Pierre Moueix du château Pétrus, sous l'apparente simplicité des formes et des matériaux, instaure un jeu entre rusticité et raffinement. Origami de béton, l'espace kaléidoscopique imaginé par les architectes bâlois multiplie les résonances entre les univers perceptifs du vin et de l'architecture.

En 1995, Cherise et Christian Moueix demandent aux architectes Herzog et de Meuron de concevoir les chais du domaine Dominus, leurs vignobles de la Napa Valley, en Californie. Dès son achèvement, le bâtiment aux gabions de basalte devient une des références de l'architecture contemporaine. Par ailleurs, les Moueix sont aussi, et surtout, les héritiers des plus grands vins de Pomerol, dont le château-petrus. Lorsqu'ils envisagent de reconstruire les chais du fameux cru et d'aménager un réfectoire pour les vendangeurs, c'est tout naturellement qu'ils s'adressent aux architectes bâlois. Malheureusement, l'arrogante ignorance d'un édile, qui n'a pas compris le projet, a empêché sa mise en œuvre, privant les vins de Pomerol d'une occasion extraordinaire d'augmenter encore leur prestige et leur rayonnement international. Seule la réalisation – plus modeste – d'un réfectoire a pu être menée à bien. Baptisé salle Jean-Pierre Moueix, en souvenir du père de Christian, décédé l'année dernière.

Chaque automne, les travailleurs saisonniers viennent pour les vendanges. Ils sont nourris et logés par les propriétaires récoltants. Le vin coule à volonté et le soir, il est préférable que le lieu des agapes ne soit pas trop éloigné des dortoirs. Le nouveau réfectoire est donc placé dans une situation privilégiée au centre des divers vignobles des établissements Moueix. Il s'intègre à un corps de bâtiment du XVIIIe siècle, simple parallélépipède de deux niveaux coiffé d'un toit de tuiles. Ce dernier, également réaménagé par Herzog & de Meuron, abrite des vestiaires, la cuisine, un logement et une salle de dégustation.

L'intervention des architectes consiste à glisser, transversalement, une sorte de prisme de béton. S'accrochant depuis la baie du grand portail de la façade sur route, il traverse le volume de la maison et déborde de l'autre côté, au nord, des deux tiers de son emprise. Cette nef aménagée en réfectoire est entièrement réalisée en béton lisse : sol, murs, toit, plafonds. A l'intérieur comme à l'extérieur. A ses deux extrémités, elle s'aplatit avant d'être coupée par un plan vitré qui s'ouvre de part et d'autre sur les vignobles du domaine. Au nord, le volume est coupé de biais afin de diriger le regard vers les alignements au cordeau des vignes des Château Lafleur-Gazin et Château La Fleur Petrus.

Lorsque, depuis l'ancien bâtiment, on pénètre dans cet origami de béton, on comprend que l'on est dans un véritable appareil optique, sorte de kaléidoscope géant. Du sol au plafond, les parois intérieures sont constituées d'un béton aux moirages gris-brun sombre. Les baies vitrées, aux deux extrémités, se
détachent avec d'autant plus d'éclat dans cette opacité qu'elles sont les seules sources de lumière naturelle. Elles captent le regard comme deux écrans de projection. Tel un vieux miroir, la surface polie du sol, légèrement irrégulière, renvoie le reflet des vignes et du ciel vers le plafond. Demi-polyèdre allongé à six faces, celui-ci difracte à son tour les éclats de lumière et de couleur en autant de facettes, comme à l'intérieur d'un cristal.

Loin de se réduire à un jeu perceptif habile, ces effets renvoient à l'esprit du lieu et de ses habitants. En dépit de son infinie complexité, fruit d'une étude précise des différents points de vue et du site, la forme de ce réfectoire peut en effet paraître rudimentaire. A première vue, c'est une simple extension en béton, un ajout motivé par une nécessité fonctionnelle. Nous sommes sur un domaine de production viticole et ce choix de rusticité se justifie parfaitement. Mais la brillante rigueur de la mise en œuvre constructive des architectes suisses et les formes inédites des volumes modifient notre première impression au fur et à mesure que l'on s'en approche. Elles provoquent un décalage entre ce que notre perception codifiée nous intimait de voir, et ce que nous ressentons réellement. Une fois à l'intérieur, cet espace traversé de part en part devient précieux et complexe, offrant un raffinement de sensations visuelles inattendues.

Ces impressions synesthésiques en rappellent évidemment d'autres, celles offertes par les meilleurs vins qui, entre la langue et le palais, déploient tous leurs arômes en se jouant de chacun de nos sens. « Le milieu de bouche révèle une texture magnifique ainsi que la richesse luxuriante caractéristique de ce cru », écrit Robert Parker en évoquant non pas le réfectoire, mais un château-petrus 1998 (1).  Le vin, dont la mythologie s'est élaborée autour de l'éternelle dualité entre rusticité et raffinement, c'est également ce produit qui est fait de matières simples, brutes, dont le talent du vinificateur pourra révéler et exhaler les qualités les plus subtiles.

On pourrait ainsi s'amuser à multiplier les résonances entre les univers perceptifs du vin et de l'architecture que ce modeste réfectoire de vendangeurs met en évidence. La simplicité de ses formes et des matériaux utilisés désamorce en même temps qu'elle relance le caractère insolite de sa présence. La surprise nourrit sans cesse la familiarité qu'elle participe pourtant à déstabiliser. Ainsi le décalage, évoqué plus haut, entre les impressions successives offertes par le bâtiment peut-il rappeler les effets rétro-olfactifs (2) du vin. Dans les deux cas, c'est la répétition, le retour de sensations antérieures, la légère déformation dans l'écho des choses perçues qui, en les exacerbant, libèrent les émotions.

Cette façon de magnifier le terroir viticole par ces deux écrans de paysage, de rendre la vigne si proche et si présente à l'intérieur du réfectoire, témoigne aussi du profond respect accordé à des viticulteurs qui défendent avec ardeur une certaine idée du vin. A l'heure où de plus en plus de vins se font en laboratoire, où filtration, clarification et autres agents de collage maquillent la médiocrité réservée à des palais avides de sensations rapides, les Moueix veulent réserver à la terre et à son travail la part essentielle de leur art.

En opérant cette sorte de transmutation du paysage des vignobles à l'intérieur de leur bâtiment, les architectes opèrent sur l'espace comme le vinificateur métamorphose le fruit des cépages en vin, rendant un hommage subtil à leur commanditaire.


(1) Guide Parker des vins de France. Ed. Solar (page 465).
(2) La rétro-olfaction est la perception des saveurs du vin, déclenchée par le passage de l'air après déglutissement.



Réfectoire Jean-Pierre Moueix à Pomerol

Maîtres d'ouvrages :  Monsieur Christian Moueix et Madame Cherise Moueix
Maîtres d'oeuvres :  Herzog & de Meuron architectes : Renata Arpagaus, Blanca Castaneda, Jennifer Carré, Patrick Heiz, Jean-Frédéric Luscher
Entreprises :  Agence Epure, Serge Lansalot, Architecte dplg et Jean-Michel Rocher
Surface SHON :  1000 m2

B.E.T. conception : zpf Ingenieure

B.E.T. construction : Seret Conseil

Date de livraison : 2002

Un volume encastré dans un autre<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Coupe longitudinale<br/> Crédit photo : DR  Plan du RDC<br/> Crédit photo : DR  Plan du R+1<br/> Crédit photo : DR  Coupe AA<br/> Crédit photo : DR  Coupe BB<br/> Crédit photo : DR  Le réfectoire et les vignes<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Des vues cadrées<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel La nef s'accroche derrière le porche d'entrée du XVIIIe<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Le vitrage fixe<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Un fin volet permet la ventilation<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel L'intérieur du réfectoire<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Des points de vue différents<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel La porte d'accès au réfectoire en acier non traité<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel

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