Descente chez les pirates

Rédigé par Jean-Paul MARCHALOT
Publié le 09/05/2011

Article paru dans d'A n°200

Non, l'huissier et l'informaticien ne sont pas les héros d'une nouvelle série télé. Acteurs réels de contrôles légaux, sévères et inopinés, ils s'immiscent dans la vie des autres au nom du droit de la propriété intellectuelle afin de traquer la contrefaçon de logiciels. Les sommes exigées en « réparation de préjudice » étant conséquentes, une extrême vigilance s'impose dans les agences d'architecture car les contrôles s'y multiplient.

Au nom de la loi. Dans les années soixante, Steve McQueen, alias Josh Randall, chasseur de primes sexy, arrivait des États-Unis via le petit écran. Amateur de femmes et de belles bagnoles, il n'était pas tendre mais avait quelque chose de romantique que le droit de la propriété intellectuelle des logiciels made in US ignore aujourd'hui. Tout commence toujours de la même façon. Sans lettre d'information préalable, un huissier et un informaticien sonnent à la porte d'une agence. Missionnés par Adobe System, Autodesk, Apple, Microsoft ou BSA (Business Software Alliance), ils passent au crible tous les logiciels, poste par poste. Si tout piratage ou « crackage » est naturellement passible d'une « requête de réparation pour préjudice », des logiciels qui ne sont plus utilisés ni utilisables peuvent également entraîner des pénalités s'ils restent dans un système. Un logiciel installé sur plusieurs ordinateurs en l'absence d'une licence multiposte est litigieux et tout ordinateur mis au rebut doit être vidé de ses logiciels. Les licences (lues trop hâtivement lors de l'installation) précisent qu'en mettant à jour un logiciel, on doit ôter l'ancienne version et la loi prévoit que si ce contrat n'est pas respecté, c'est une contrefaçon.

LA « RÉPARATION DE PRÉJUDICE » COÛTE CHER AUX AGENCES

Le montant exigible pour réparation de préjudice est conséquent. En l'absence de preuve d'achat ou face à des duplications, les éditeurs sont en droit de demander pour chaque poste trois fois le prix d'achat de chaque logiciel incriminé. Dans le cas d'un poste équipé des logiciels Autocad, Microsoft et Adobe, d'une valeur moyenne de 4 500, 250 et 1 500 euros, le préjudice peut atteindre 18 750 euros. Si deux versions (2002 et 2009 par exemple) d'Autocad et d'Adobe sont restées dans les programmes en plus de la version initiale, on peut atteindre 4 500 euros + 1 500 euros par 2, soit 12 000 euros, avec un montant total de 30 750 euros requis pour ce seul poste. Si l'on multiplie par le nombre de postes présentant ces caractéristiques au sein d'une agence, la requête en réparation atteint vite 184 500 euros, voire 200 000 euros ou plus, étant donné le nombre d'ordinateurs et de versions de logiciels au travail ou en sommeil.
Ces sommes sont considérables face au chiffre d'affaires moyen des agences. En septembre 2010, 17 % annonçaient un CA inférieur à 50 000 euros, 23 % un CA de 200 000 à 500 000 euros, seuls 14 % des agences dépassant 500 000 euros (statistiques CNOA). Le plaignant opte à sa guise pour une assignation devant un tribunal civil (grande instance) ou pénal. La juridiction civile vise à la réparation du préjudice en
laissant la porte ouverte à une transaction permettant, sous le sceau du secret, de réduire le montant du préjudice. Le pénal, plus périlleux pour la partie mise en cause, aboutit à la condamnation du coupable, en
excluant toute négociation. Au montant du préjudice, exigible dans un délai très bref, s'ajoute pour les architectes le stress d'un contrôle dans des agences dont l'emploi du temps est souvent chargé : recherche des achats antérieurs, négociation avec avocats, achat en urgence des logiciels… Il y a aussi les frais d'avocat – 200 à 400 euros de l'heure pour un avocat spécialisé –, sachant que ceux de la partie adverse peuvent être imputables à celui dont la culpabilité est retenue. À tout cela se joint l'obligation immédiate d'achat ou de mise à jour des logiciels utilisés professionnellement. Autre risque non négligeable, faute de transaction : le droit du plaignant à diffuser dans deux supports de presse de son choix l'annonce d'une condamnation pour piratage, dont les frais sont également transférables.

DU CONSTAT AUX CONSEILS

Face à ce constat, quelques conseils s'imposent :
- Contrôler une fois l'an l'ensemble des logiciels implantés dans les ordinateurs de l'agence ou solliciter l'aide d'une entreprise de maintenance pour le faire.
- Établir une charte informatique, à faire signer par tous les collaborateurs salariés, stagiaires ou libéraux, prohibant l'installation de tout logiciel hormis ceux dont l'agence détient licences et mises à jour.
- Verrouiller les postes afin qu'aucun logiciel non autorisé ne puisse être intégré. Cela présente une contrainte. Au lieu de demander à l'architecte de télécharger un logiciel pour communiquer avec elle sur un document précis, une entreprise devra transcrire le document dans un logiciel compatible (même la version gratuite d'un logiciel destiné à lire un document d'entreprise peut s'avérer difficile à gérer).
- Avant d'intégrer les factures à ses archives comptables, les scanner pour les conserver dans un classeur spécifique. Conserver également toute preuve que des logiciels pré-intégrés figuraient dans un ordinateur neuf.
- Si l'on veut supprimer systématiquement les anciennes versions, les mettre dans la corbeille de l'ordinateur et la vider ne suffit pas. Il faut aller dans les programmes pour les désinstaller. « Tout logiciel de base ou toute mise à jour pour lesquels une preuve d'achat ne peut être fournie sont litigieux, d'autant qu'en matière de contrefaçon, la bonne foi ne joue pas, précise un juriste. Acheter sur Internet la version américaine, souvent moins coûteuse, d'un logiciel est aussi interdit. Quant à celui qui achète un ordinateur d'occasion avec ses licences, il peut également être accusé de contrefaçon, la licence attachée à une personne n'étant pas cessible. »

L'INFORMATIQUE : DES VERTUS DE L'OUTIL AU CERCLE VICIEUX

Sans nier le bien-fondé du droit de la propriété, le mode opératoire des contrôles pose question, d'autant qu'il semble s'être durci plus rapidement que la complexification des procédures d'installation. Il y a vingt ans, les premiers contrôles ont porté sur les grands groupes. Ce furent ensuite des PME importantes, puis les imprimeurs. Aujourd'hui, les petites entreprises et les architectes sont dans le collimateur.
Auparavant, les architectes recevaient des lettres d'information les obligeant à mettre à jour leur parc sous peine d'amende. Tout en les contraignant, cette lettre, par sa vertu pédagogique, leur rappelait le cadre légal et des obligations qui avaient pu leur échapper en toute bonne foi, en raison de l'extrême rapidité d'évolution des outils informatiques. Ceux qui dirigent les agences ne travaillaient-ils pas encore au té et à
l'équerre au milieu des années quatre-vingt-dix ? À titre de repère, en 1995, lors de l'inauguration d'un
prestigieux siège social de 60 000 mètres carrés, le patron de l'une des plus grandes agences françaises indiquait qu'il aurait pu être dessiné à la main si le maître d'ouvrage n'avait imposé l'outil informatique.
Aujourd'hui, les patrons des agences peinent encore souvent à maîtriser des outils que les stagiaires étudiants ou les jeunes diplômés manient en revanche avec maestria. Or, dans le cadre d'une politique de
mise à disposition ayant valeur promotionnelle chez les éditeurs, ces jeunes ont été habitués à disposer gratuitement des logiciels au sein des écoles.

Si revenir au té et à l'équerre serait absurde, assimiler les architectes à des pirates ou autres contrefacteurs sans foi ni loi semble excessif, car bien des logiciels installés dans leurs ordinateurs ne sont pas utilisés et peuvent avoir été implantés à la légère par des salariés de passage ou fixes, au gré du turn-over.
À cela s'ajoute la pression liée à la mise sur le marché de versions toujours plus récentes que les maîtres
d'ouvrage, même pour des concours publics, contraignent les architectes à utiliser, quand d'autres plus
anciennes suffiraient largement pour les tâches à accomplir. « Les fournisseurs de logiciels peuvent mettre
une profession à terre, indique l'un des architectes d'une agence lyonnaise. Les nouvelles versions ne sont pas nécessairement utiles pour nous. En revanche, la multiplication incessante des mises à jour entraîne des difficultés pour correspondre. »
Finalement, face au montant des préjudices encourus par tous les architectes français d'abord et européens ensuite, on peut se demander si la profession n'aurait pas intérêt à financer le développement d'un logiciel qui lui soit propre et dont elle détiendrait les droits.

Pourquoi mettre son parc informatique en règle ?

- Utiliser les logiciels sans licence est une économie illusoire qui expose à des risques financiers importants par rapport à des frais d'investissement incontournables.

- Les informations figurant sur un bilan comptable sont des documents publics consultables au greffe du tribunal de commerce et sur des sites financiers. Tout hiatus entre le chiffre d'affaires, le nombre de salariés et le nombre de logiciels acquis peut rendre une agence suspecte de contrefaçon et entraîner un contrôle.

- Les images des concours publiées ou présentes sur le site d'une agence permettent aux fournisseurs de matériels de repérer les logiciels utilisés. Or les auteurs ou éditeurs de logiciels détenteurs des droits peuvent diligenter une enquête ou déléguer ce pouvoir aux distributeurs de matériels.


Piratage : ce que dit la loi 

Le code de la propriété intellectuelle est un document du droit français créé par la loi 92-597 du 1er juillet 1992. En voici quelques-uns des principaux articles relatifs à la propriété des logiciels.

> Selon le code de la propriété intellectuelle, les logiciels et le matériel de conception préparatoire sont susceptibles d'être protégés comme « œuvres de l'esprit » (art. L. 112-2 13.)

> Les reproduire ou les installer sans l'accord du détenteur des droits est prohibé (art. L. 122-4).

> Charger, stocker ou transmettre un logiciel étant assimilé à une reproduction de l'œuvre, l'utilisation d'un logiciel piraté peut être assimilée à une contrefaçon (art. L. 122-6).

> Installer sur plusieurs postes un logiciel régulièrement acquis est une reproduction illicite, assimilable à une contrefaçon, comme un logiciel piraté.

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