Sur le domaine de l’ancien château, le groupe scolaire restructuré en 2013 |
"À LA RECHERCHE DE CENTRES" Il n'est pas certain que nous prenions le chemin dicté par la sagesse à l'issue de cette crise inédite comme l'illustre l'annonce de la Caisse des Dépôts qui propose de construire 40 000 logements en un an au sortir de l'épidémie. Ces logements iront grossir nos périphéries et compléteront les écoquartiers des métropoles, mais ils ne nous aideront sans doute pas à mieux vivre ensemble et encore moins à inventer un autre modèle. Ils feront le bonheur des promoteurs et peut-être encore celui des architectes si l'urgence de la situation n'a pas raison de leurs dernières prérogatives dans la majorité de ces opérations : le dessin de la façade et le choix des couleurs. |
On peut craindre, en effet, que cette crise soit l'occasion de la généralisation de l'état d'exception dénoncé par le philosophe Giorgio Agamben dans le journal Le Monde du 24 mars ou encore qu'elle ne provoque pas le changement de paradigme nécessaire avant la crise climatique qui s'annonce comme le redoute Bruno Latour dans le même quotidien du 26 mars dernier.
Et nous, les architectes, allons-nous continuer à construire comme si il ne s'était rien passé ?
Serons-nous déments1 ? Ou saurons-nous retrouver le chemin de la Khôra pour y bâtir des bâtiments dotés des qualités de la triade vitruvienne ?
Dans cette période particulière, il nous est apparu soudainement que le texte que nous avions écrit en août 2019 pour notre candidature malheureuse au commissariat du Pavillon Français de la Biennale de Venise 2020 avait des passages prémonitoires. Nous vous en proposons un extrait à la lecture.
Bernard Quirot et Frédéric Einaudi - mars 2020
1 Les philosophes grecs parlent du kaïros, cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après. Le Covid-19 doit être l'occasion de ce kaïros national et international. Rendez-vous compte, il s'agit d'une pandémie faisant vriller l'économie mondiale. Si nous ne nous saisissons pas de cette obligation d'initium, dont parlait Arendt, d'inventer un autre modèle, nous ratifions le fait que nous sommes déments.
Interview de Cynthia Fleury par Claire Legros - Le Monde du 27 mars 2020
Comment vivrons-nous ensemble ?
À LA RECHERCHE DE CENTRES
(extrait de la candidature présentée par les séminaires d’architecture
d’Avenir Radieux, KHORA et Monte Carasso)
Mais pour parler de tous et à tous, il faut parler de ce que tous
connaissent et de la réalité qui nous est commune. La mer, les pluies, le
besoin, le désir, la lutte contre la mort, voilà ce qui nous réunit tous. Nous
nous ressemblons dans ce que nous voyons ensemble, dans ce qu’ensemble nous
souffrons. Les rêves changent avec les hommes, mais la réalité du monde est
notre patrie commune.
Albert Camus – Discours de Suède
Les familles isolées, les
villages, les villes peu étendues ne dépassent pas ce que l’homme peut
connaître et voir ; ils l’obligent à prendre un caractère déterminé, en
exigeant de lui une contribution totale et non réduite à une spécialisation
mécanique. Tout le monde se connait, aussi chacun doit-il se différencier des
autres. Par contre la grande ville est incompréhensible : on ne l’embrasse
pas du regard, elle vit d’une vie qui est sienne, de la vie d’une personne
gigantesque, avec son immense corps où coule un sang fait d’hommes
inconscients ; les hommes y sont identiques les uns aux autres, et vivent
les uns à côté des autres sans se connaître, se perdant dans une ressemblance
sans limite.... Les terrains vagues se recouvrent d’herbes et de
palissades ; des murs blancs surgissent au milieu des prés, dans la pâle
incertitude où se trouvent confondues une ville qui n’a plus aucun ordre et une
campagne qui ne porte plus de fruits. Ce paysage informe ne révèle pas le sens
des choses humaines, ni celui de la nature, mais seulement le sens d’une vie
incertaine et partout pareille, d’une humanité générique qui ne peut plus
s’exprimer à travers l’art des maisons ou l’ordre des champs, mais qui se tient
à l’extérieur des unes et des autres, et qui attend devant les portes avec
patience ou avec colère.
Carlo Levi – La peur de la
liberté – Gallimard 1955
Le constat est maintenant presque
unanime sur l’état très préoccupant des périphéries proches et lointaines des
métropoles européennes. Le développement de ces dernières ayant littéralement aspiré la presque totalité des richesses
disponibles, économiques, humaines et culturelles, laissant à l’arrière des
territoires exsangues dont la population a le sentiment d’être abandonnée. Ces
métropoles ne redistribuent pas leurs richesses dans leurs périphéries comme on
voudrait nous le faire croire parfois, elles les assèchent. Fers de lance de la
logique néolibérale mondialisée, elles sont une des causes, mais elles pourraient
en être les premières victimes, de la crise environnementale catastrophique Ã
venir.
Un
changement de paradigme est de plus en plus inéluctable. Nous
le savons tous, même si tous nous ne voulons pas le savoir, l’organisation
actuelle de nos territoires approche de sa fin, ne serait-ce que pour
d’évidentes questions de ressources. Il va nous falloir apprendre à nouveau Ã
nous organiser collectivement, Ã vivre ensemble, dans une autonomie faite de
complémentarité et de proximité, que ce soit pour se loger, se nourrir ou pour
travailler. Nous allons devoir retrouver le sens originel de la ville comme
communauté et nous allons devoir apprendre à recréer des centralités qui nous
rassemblent. La dimension concrète de l’action locale sera plus que jamais
nécessaire face à la désintégration progressive du global.
C’est ce à quoi s’attèlent
dès à présent nos séminaires de projets et c’est cette voie que nous voulons ouvrir
à Venise comme une réponse concrète à la crise environnementale qui ne cesse de
s’amplifier.
La Biennale d’Architecture
de Venise est un moment précieux pour les architectes du monde entier mais elle
est être aussi, à sa manière, le reflet du monde. Au thème, « Comment vivrons-nous ensemble ? »
lancé par le commissaire général, nous répondons collectivement ce qui est déjÃ
la preuve de préoccupations communes par-delà les frontières et la différence
de nos contextes. Nous y répondons aussi en faisant des propositions concrètes
qui sont le résultat du travail et des réflexions que nous réalisons avec de
jeunes architectes dans nos séminaires de projets.
Quelle qu’en soit
l’échelle, la ville est l’objectif ultime de nos engagements et de nos
interventions pour que nous puissions retrouver le sentiment de la collectivité
car la ville est la patrie naturelle de
l’homme 1. Que l’on le veuille ou non, il s’agit toujours de la
ville : la ville d’aujourd’hui, celle qui échappe à une description précise, celle
qui s’émiette et se disperse, celle où règne la voiture au détriment de
l’espace public, celle qui est blessée par les infrastructures. Celle aussi qui se vide dans les territoires
ruraux ou qui devient dortoir dans les périphéries. Celle où l’on ne se
rencontre plus.
Aujourd’hui, nous travaillons
dans nos territoires respectifs mais aussi ensemble à travers nos séminaires d'architecture
qui tissent chaque année de nouveaux liens pour que revive cette ville, celle
que beaucoup ne veulent pas regarder et qui représente pourtant l’avenir. C’est une chance unique pour notre
époque, pour nous architectes, que de réapprendre à construire la ville, d’une
autre manière, sans apriori et avec enthousiasme, car ici nous pouvons croire
que nous allons redevenir utiles.
Nos trois séminaires de
projet travaillent sur des territoires très différents de nature et d’échelle,
mais ils ont pour objectif de définir des centres dans ce qui est aujourd’hui
une périphérie. Le bourg de Pesmes, à l’écart des systèmes de
communication, partie d’une constellation écartelée entre les deux
capitales régionales que sont Dijon et Besançon ; la périphérie
radioconcentrique de la métropole marseillaise, territoire en miette découpé par
les réseaux ; la ville de Monte Carasso qui fait partie de la cité
linéaire tessinoise aujourd’hui nébuleuse de la métropole milanaise.
Chacune de nos
interventions, grande ou petite, a l’ambition de devenir un élément
indissociable du contexte, d’en faire partie. Dans cette immense périphérie
qu’est la ville d’aujourd’hui, nous cherchons à recoudre les fragments d’une
ville possible parce que chacun de nous est fait pour être avec l’autre,
pour l’aider et pour recevoir de l’aide. Il est fait pour recevoir des
attentions et pour en donner, pour aimer et être aimé, pour demander et
recevoir des réponses. Car ce sont les rapports entre les êtres qui rendent
solide la communauté et nécessaire la ville.
Favoriser des lieux, non
seulement de rencontres, mais aussi des lieux où puisse se réaliser l’échange
d’opinions, de pensées et de désirs, c’est le moyen le plus adéquat pour
retrouver une vision partagée des valeurs dans lesquelles croire, pour pouvoir vivre ensemble. Cela suppose de
reconstruire l’espace de la rue, l’espace public, de rechercher des centres.
Nous pensons que nos
séminaires démontrent, chacun à leur manière et dans leurs contextes
respectifs, que ce rêve est non seulement nécessaire, mais qu'il peut se
réaliser.
Chacun, nous souhaitons
enrichir la présentation du travail de nos séminaires par quelques projets et
réalisations dans ces territoires particuliers. Car si ces séminaires
d’architecture sont des ateliers collectifs de recherche, nos pratiques
personnelles sont l’illustration de nos engagements. Mais nous voulons aussi
recueillir d’autres témoignages en invitant des architectes ou des historiens
qui nous semblent œuvrer dans le même sens que nous, refusant notamment la
facilité de certaines situations contemporaines.
Avenir Radieux a choisi l’architecte Simon Teyssou qui œuvre dans le centre de la
France développant une pratique rigoureuse et inventive dans des territoires
ruraux à l’écart de tout. Il invente de nouvelles formes d’intervention et de
nouvelles structures contractuelles adaptées à des projets de très grandes
qualités et souvent modestes.
Khora a choisi
d’inviter l’architecte historien Jacques Lucan qui a, de par ses écrits et
conférences sur l’espace moderne, notamment sur la pondération des masses dans
l’espace, nourri la réflexion du collectif dans la manière de recomposer la
ville diffuse. Nous nous saisissons de ses réflexions pour leur donner une
actualité pratique au cœur de ces territoires.
Monte Carasso a choisi d’inviter l’architecte et chercheur Nicola Navone qui, grâce Ã
son expérience en tant que directeur adjoint de l’Archivio del Moderno de
Mendrisio (Université de la Suisse Italienne), met en évidence la continuité
historique et culturelle entre la tradition architecturale liée Ã
l’après-guerre Tessinois et les recherches plus contemporaines qui animent le
travail du séminaire de Monte Carasso.
Nous proposons donc d’exposer dans le Pavillon Français le résultat du
travail de nos trois séminaires d’architecture accompagné d’un appareil
critique. L’exposition de ces thématiques serait une position porteuse d’avenir
pour nos territoires particuliers, mais aussi pour l'ensemble du territoire
français, tout en mettant au cœur du pavillon les valeurs collectives, que ce
soit par le regroupement de plusieurs collectifs d’architectes ou par
l’expression de valeurs transnationales avec l’invitation d’un collectif suisse.
Nous proposons de nouvelles pédagogies et une nouvelle façon d'intervenir
dans la ville périphérique. Nous apprenons à l’aimer pour trouver des réponses Ã
la question de comment vivre ensemble et nos réponses sont aussi celle
de toute une génération de jeunes architectes qui participent à nos séminaires et
qui tentent ainsi de s’imaginer un futur.
Bernard Quirot et Frédéric
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