Et quel meilleur mot pour commencer cette chronique que celui de « projet » ! Difficile de nier que le terme « projet » est omniprésent dans le langage des architectes. Il ne s’agit pas ici de définir le projet d’architecture, d’autres ont essayé, tentant de renouer avec les grands textes théoriques sur l’architecture des siècles passés. Constatons d’abord que, depuis quelques décennies, le terme « projet », au dehors de l’exception du projet urbain, se suffit à lui-même, comme s’il n’était plus nécessaire de dire qu’il est « d’architecture ». Ainsi des tournures et locutions qui, émaillant nos conversations, laissent percevoir le sens implicite attribué au précieux vocable. Chez les architectes, la plus habituelle est : « Alors, tu as quoi comme Projets en ce moment ? » (Évidemment, il ne faut pas répondre « De partir en vacances »). S’agissant des enseignants, il y a l’habituelle : « Qu’est-ce que tu enseignes ? – J’enseigne le Projet. » Quant aux étudiants, il n’est pas rare d’entendre à la cafétéria : « Tu sors avec nous ce soir ? – Non, demain j’ai Projet. » Sans que l’on ne s’en soit vraiment rendu compte, « le » Projet est passé du statut de nom commun à celui de nom propre !
Tentons une courte explication de cette fortune critique du Projet chez les architectes. Jean-Pierre Boutinet dans son livre Anthropologie du projet nous indique que l’usage du terme « projet » se développe dans tous les domaines dans les années 1960. Cette décennie correspond à celle où beaucoup s’accordent sur l’obsolescence de l’enseignement de l’architecture donné par l’École des beaux-arts et dont le maître-mot était « composition ». Une fois passé Mai 68 et les quelques années de rejet du « projet », il est permis de penser que ce terme est venu remplacer celui de « composition », comme un nouveau cri de ralliement. Jean-Pierre Épron l’avait déjà pressenti.
L’une des premières conséquences de cet usage abusif de « Projet » élevé au rang de nom propre tient dans ce qu’elle a isolé les architectes dans une méta-signification du terme qui leur est réservée. Avec « le » Projet, c’est un peu comme si les architectes avaient habilement fait main basse sur un terme qui est dans la bouche de toutes les institutions et entreprises. Le problème, c’est qu’ils pensent être les seuls à en faire : « du » projet, justement.
Un autre malentendu apparaît dans la difficulté qu’ont les architectes, et pour cause, à « lâcher » leur Projet une fois qu’il est réalisé. Il n’est pas rare de les entendre parler d’une œuvre construite, parfois depuis plusieurs années, comme d’un Projet. D’ailleurs qui, sur son site internet, ne présente pas des réalisations construites ou non, rassemblées dans une même page qui porte noblement le titre « Projets » ? Or cet usage, souvent repris par nos maîtres d’ouvrage, élude cet art, bien propre à l’architecte, de conduire le difficile passage des projets qu’on lui confie, du stade de l’imaginaire vers celui d’une réalité construite, négociant quotidiennement aléas et incertitudes. On imagine bien comment cet abus de langage vient alimenter inconsciemment le lieu commun de l’architecte vu comme un artiste incapable de concrétiser ses idées. Mais le plus lourd des malentendus ne réside-t-il pas dans le fait que l’usage du terme « projet » comme cri de ralliement d’une corporation empêche sournoisement l’emploi de celui si explicite d’« architecture » que l’on a abandonné au domaine de l’informatique ?