Penser météore

Rédigé par Anouchka VASAK
Publié le 16/12/2019

J.M.W. Turner, Didon construisant Carthage ou l’ascension de l’Empire carthaginois, National Gallery, Londres

Dossier réalisé par Anouchka VASAK
Dossier publié dans le d'A n°277

Les météores sont, d’après la physique aristotélicienne, des phénomènes singuliers suspendus μετεωρσς, « qui est en haut ») entre la surface du sol et la limite inférieure des espaces célestes. Dans la science météorologique actuelle, ils sont définis comme les phénomènes atmosphériques directement perceptibles autres que les nuages. C’est dans un sens large que j’entendrai ce terme : posons le météore, qui au cours de son histoire a toujours été rebelle à la classification, comme un mode de penser, une invitation à interroger les frontières, quelles qu’elles soient.

Le temps qu’il fait, c’est cela : soumis aux aléas des météores, c’est la variabilité qui le caractérise. Inépuisable sujet de conversation, la « météo » croise aujourd’hui la hantise du réchauffement climatique. Y a-t-il du nouveau sous le soleil ? Si la pluie et le beau temps demeurent l’objet de dialogues sans autre prétention que ce contact – c’est la fonction phatique des linguistes –, la météo, au sens commun de « temps qu’il fait », est pour beaucoup « une passion et un souci » (Martin de la Soudière, Nicole Phelouzat). Une passion, tant la météosensibilité s’est généralisée, au point que, si, sous nos latitudes, nous ne sommes plus soumis aux aléas du ciel pour notre alimentation, une forme de dépendance qui confine parfois à la climatomanie s’est développée à la faveur des moyens de communication contemporains. Cette passion très banale, inoffensive, parfois secrète et solitaire, peut rencontrer l’inquiétude du dérèglement climatique. Mais avons-nous tous intégré cette certitude anxiogène ? Ce n’est pas sûr. Parler météo, c’est du moins mesurer, aujourd’hui plus que jamais, la précarité de notre territoire, sa non-permanence. La banquise s’effrite, la forêt, qui n’aura plus jamais la même physionomie à l’échelle d’une vie humaine, est « un compteur de temps ».

Henri Bergson (La Pensée et le Mouvant) et Gaston Bachelard (L’Air et les Songes) avaient ouvert la voie. Le météore est un modèle, au sens épistémologique. Un modèle d’objet « à bords fluents », selon l’expression de Michel Serres, un des grands philosophes de la pensée météore. C’est le nuage qui l’intéresse, pour sa morphologie non définie. Le nuage engage à adopter un autre mode de perception, qui ne se laisse pas arrêter par les contours et les limites. « Toute chose du monde, écrit encore Michel Serres, est nuage en son genre. » Affaire de point de vue. « Nuages, tourbillons, flux, bruits, toutes masses premières sans qualités ou sans propriétés définies », indiquent la voie du penser météore : cesser de voir les frontières et les limites, être sensible au mobile, au diffus, accueillir l’aléatoire. Comprendre qu’il n’y a pas de rupture entre le sujet et le monde, mais un continuum. Un tel point de vue n’est pas exclusivement météorologique. Le philosophe Emanuele Coccia le développe à partir de la plante, non du ciel. Ce faisant, c’est bien le climat qu’il rencontre :

Le climat n’est pas l’ensemble des gaz qui enveloppent le globe terrestre. Il est l’essence de la fluidité cosmique, le visage le plus profond de notre monde, celui qui le révèle comme l’infini mélange de toutes les choses présentes, passées et futures. Le climat est le nom et la structure métaphysique du mélange. (La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, 2016)

 

Il s’agit de percevoir le monde dans sa fluidité native, essentielle. Et dans le penser météore ou la « métaphysique du mélange », que le modèle soit nuage ou plante, on peut voir aussi la modernité. Elle a une histoire.

Pour John Ruskin, le « nuagisme » (cloudiness) est la caractéristique du paysage moderne ; la modernité, écrivait-il dans ses Modern Painters, c’est « le service des nuages ». La peinture impressionniste révèle ce continuum : le regard impressionniste, si subtilement atmosphérique, englobe en un même bougé le sujet et le monde. Turner, avant les impressionnistes, a su jouer de ce motif en travaillant sur le trouble des éléments et de l’espace. L’écume est au philosophe Peter Sloterdijk ce que le nuage est à Michel Serres : la forme « informe », fugitive, irrégulière qui devrait désormais orienter notre lecture du monde. Penser météore, c’est reconnaître ce presque rien, furtif et mobile. Penser météore, c’est, au-delà des systèmes climatiques, saisir les phénomènes, au sens large, dans l’horizon de leur apparition. La phénoménologie y invitait déjà : l’indéterminé, l’in-terminé, est le mode non-sécant de perception phénoménologique du monde. Une très belle page d’Yves Bonnefoy, dans L’Arrière-pays, dit la merveilleuse confusion du réel, la difficulté à séparer et identifier les frontières, « l’inquiétude » éprouvée aux « carrefours ».

C’est le soir d’avant le grand départ en vacances, avant la longue nuit de train, avant l’arrivée dans l’autre pays, celui des grands-parents, Toirac :

Et le soir, aux dîners, sous l’ampoule jaune, je tentais de trouver le point mystérieux, dans le pain, où la mie commence, où finit la croûte – bien vainement. Toutefois, ce faisant, j’anticipais au moins sur la nuit qui allait venir, nuit du départ en vacances, nuit énigmatique, sacrée, où, le train roulant régulièrement dans la campagne invisible ou traversant un tunnel ou s’arrêtant pour une minute aux abords silencieux d’une gare, je me demanderais, à peu près : est-ce ici que finit ce que je quitte, est-ce ici que l’autre monde commence ?

 

Le philosophe François Jullien évoque également dans Les Transformations silencieuses la difficulté à marquer le point de partage entre deux espaces, entre deux moments : un tel effort de démarcation est étranger à la pensée chinoise. La pensée météore, dont les Chinois sont peut-être plus proches que nous, enseigne le lâcher-prise ontologique.

Si le météore indique la voie d’un autre mode de perception, diffus et sans frontière, dont l’image satellite nous donne la représentation, il aide aussi, c’est là l’essentiel, à penser.

On peut ainsi transposer le penser météore à divers champs du savoir quand ils accueillent l’incertitude. La paléoanthropologie : admettre qu’il n’y a pas d’évolution linéaire vers l’« hominisation » (Pascal Picq). La biologie : elle insiste sur la « variabilité infinie du vivant et les réponses adaptatives aléatoires » (Thierry Patrice). L’économie : les définitions du risque et de l’incertitude proposées par l’économiste britannique Frank Knight en 1921 ont des résonances singulièrement météorologiques. « Le risque est l’aléatoire probabilisable ; l’incertitude, l’aléatoire qui ne l’est pas. » L’histoire : sans doute la Révolution française est-elle de ce point de vue méthodologique un cas d’école. Prenant ses distances avec les analyses déterministes des historiens marxistes, François Furet, dans Penser la Révolution française (1978), avait insisté sur l’aléatoire et l’imprévisibilité de l’événement révolutionnaire. Plusieurs travaux, dont ceux d’Olivier Ritz, ont montré l’importance de la métaphore météorologique, notamment celle de l’orage, dans l’historiographie de la Révolution française. Métaphore filée par Arlette Farge pour qualifier l’événement en histoire : « Je crois, écrit-elle, que l’histoire est irruptive. On ne sait pas ce qui va se passer le lendemain… Je voulais me défaire de l’annonce future de la Révolution, que le courant monte dans un seul sens vers un unique événement […]. Ce n’est pas vrai. Ça ne monte pas. Il y a plein de flux et de reflux, de retours en arrière, et puis un jour ça arrive ». D’autres historiens ou philosophes privilégient la métaphore de la « transformation silencieuse » ou de « l’imperceptible effritement de l’ordre ancien » (Patrick Boucheron) pour analyser les évolutions historiques, qui, certes, ne relèvent pas pour la plupart de l’événement irruptif. Mais nombreux sont désormais les historiens qui « pensent météore ».

Enfin, « l’architecture météorologique » conçue par Philippe Rahm, en opposition avec l’architecture du béton et du cloisonnement, est une des applications concrètes du penser météore. C’est « l’architecture comme dispersion des bordures, vaporisation des structures, évaporation des limites ».

Penser météore n’est pas sans risque. C’est accepter l’aléa, la non-maîtrise de la nature, les limites de la technique. Frankenstein, sublime roman météorologique conçu lors de l’année sans été (1816) qui suivit l’éruption du volcan Tambora, nous met en garde contre un risque autrement inquiétant : jouer avec le feu libère des forces hors de notre contrôle.

 

Bibliographie

Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, (1972), Paris, Gallimard, 2003, Poésie/Gallimard, 2015.

Patrick Boucheron, L’Entretemps. Conversations sur l’histoire, Verdier, 2012.

Thierry Belleguic et Anouchka Vasak (dir.), Ordre et désordre du monde. Enquête sur les météores, de la Renaissance à l’âge moderne, Paris, Hermann, 2013.

Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, éditions Payot et Rivages, 2016.

Communications, n° 95, « Les incertitudes », numéro dirigé par Alfredo Pena-Vega, Seuil, 2014.

Communications n° 101, « Le temps qu’il fait », numéro dirigé par M. de la Soudière, M. Tabeaud, A. Vasak, Seuil, 2017.

Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, éditions du Seuil, 1972.

« Arlette Farge, historienne du sensible » (entretien), Écrire l’histoire, n° 1, 2008.

Philippe Rahm, Architecture météorologique, Crossborders, 2009.

Olivier Ritz, Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2016.

Michel Serres, Le Passage du Nord-Ouest. Hermès V, Paris, Minuit, 1980.

Martin de la Soudière et Nicole Phelouzat, « Quel temps fait-il ? La météo aujourd’hui : une passion et un souci », in Alain Corbin (dir.), La Pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait, Paris, Aubier Flammarion.

Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III (2003), Paris, Pluriel, 2013.

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