Sortir du bar
Les langues s’échauffent plus que jamais au zinc du Bar des architectes, on refait le monde, déplorant l’incompétence ou la versatilité de la maîtrise d’ouvrage, les conséquences délirantes des contraintes réglementaires, l’impéritie des entreprises ou leur mainmise sur les marchés publics. Pendant ce temps, la grande presse dénonce les dérives budgétaires et les chantiers abandonnés – Philharmonie de Paris, musée des Confluences, musée des Beaux-Arts de Reims, Arsenal-Centre Pompidou provisoire à Maubeuge – mais peine à comprendre les mécanismes de ces dysfonctionnements. Souvent victimes, parfois complices, les architectes font de parfaits boucs émissaires et les journaux n’oublient pas cette fois de les citer comme auteur, puisqu’il faut bien un coupable. Un nom et un visage font davantage mouche en première page qu’un consortium de promoteurs ou une nébuleuse d’élus.
Ce ne sont pourtant pas les architectes mais bien la maîtrise d’ouvrage (les élus) qui instrumentalise la commande à des fins électorales, sous-estime les budgets pour pouvoir lancer des opérations, modifie les programmes en cours de chantier ou abandonne le projet parce qu’elle ne pourra en revendiquer la paternité. À Reims ou à Maubeuge, c’est ainsi plusieurs millions d’euros qui ont été engloutis pour des projets culturels inaboutis. Ailleurs, au nom de l’ANRU, des cités sont parfois démolies uniquement pour bénéficier de ses crédits et reconstruire à la hâte d’encore plus médiocres logements qu’il faudra bientôt démolir.
Les architectes dénoncent régulièrement ces absurdités, mais ils peuvent bien râler : ce qui passe pour leurs états d’âme ne pèse pas lourd. Et pourtant, en additionnant l’ensemble des budgets dont, en tant que maître d’œuvre, ils sont responsables, on s’apercevrait qu’aucun autre acteur économique n’est susceptible d’avoir un tel pouvoir d’influence. Imaginons alors que, à toutes les échelles de la commande, la communauté des architectes parvienne à chiffrer l’argent public gaspillé par la versatilité et l’irresponsabilité de certains maîtres d’ouvrage. La somme obtenue, au regard du déficit budgétaire public, ne pourrait-elle pas faire réfléchir au-delà du Bar des architectes ?
Emmanuel Caille
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