Photographies thermiques prises par Callendar |
Dossier réalisé par Luc DEBRAINE L’appareil
mesure, parmi mille utilisations, les performances énergétiques des bâtiments.
Il se branche désormais aux smartphones. Il produit l’une des images iconiques
du réchauffement climatique. Mais d’où vient-il ? Comment fonctionne-t-il ?
Présentation d’un outil d’époque.
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Pendant l’été 2019, alors que Paris étouffe sous une canicule record, un ingénieur arpente la ville caméra thermique en main. Spécialiste de l’étude des risques climatiques, Thibault Laconde veut rendre visible les îlots de chaleur dont souffre, dans de telles conditions, la capitale française. Il n’est pas déçu. Son outil sensible aux rayonnements thermiques montre d’importantes différences entre des constructions vitrées et d’anciens bâtiments en pierre, des avenues végétalisées et un périphérique sans ombre aucune. La conclusion de l’explorateur thermique rejoint celle de nombreux spécialistes de l’urbanisme, de l’architecture ou de l’environnement : il va falloir repenser les villes en fonction du réchauffement climatique. Fissa.
Pour ce qui nous concerne, l’intéressant est l’outil utilisé par le chasseur de calories urbaines. Naguère confidentielle, la caméra thermique est aujourd’hui d’utilisation courante. Depuis quelques années, des modèles miniatures se connectent aux smartphones. Ces derniers commencent à intégrer la fonction infrarouge dans leurs coques : parions qu’elle se généralisera. Pour le dire autrement, la caméra thermique donne l’image du changement climatique, une photo à la fois utile, esthétique et inquiétante. Elle donne une forme à l’éco-anxiété, comme si elle était l’icône d’un présent incertain. Dans le futur, si ce futur advient, les historiens illustreront sans doute le bouleversement climatique par des photographies d’usines aux fumées noires. Mais aussi des images de gradients de températures traduits en des couleurs qui vont du bleu au rouge.
Un voisin invisible
Et du rouge à l’infrarouge, il n’y a qu’un pas de quelques micromètres dans le spectre électromagnétique. Ce voisin invisible de la couleur du sang est découvert en 1800 par William Herschel. L’astronome a l’idée de prendre les températures des couleurs obtenues par un prisme traversé par un rayon de soleil. La température augmente du violet au rouge, comme prévu. Mais – surprise – elle croît plus encore dans la section à côté du rouge, où aucune lumière n’est visible. Herschel conclut à l’existence d’un rayonnement « calorifique » imperceptible à l’œil, mais perceptible sur la peau : l’infrarouge. Lequel, on l’apprendra plus tard, peut être proche, moyen ou lointain en fonction de sa longueur d’onde, comprise en gros entre 700 nm et 1 mm. La source de ce rayonnement de l’en dessous du rouge est la chaleur. Celle-ci est émise par n’importe quel objet dont la température est supérieure au zéro absolu. Ainsi, même une banquise produit des rayons infrarouges. Toutefois moins qu’un bâtiment aux façades de verre, construit dans les années 1970, lorsqu’il fait 42,6 °C à Paris.
L’infrarouge se mesure, se ressent, mais comment le voir ? Ici entre en action la photographie, un mot inventé par John Herschel, le fils également astronome de William Herschel. Dès le XIXe siècle, la photo montre sa capacité à voir ce que l’œil humain ne voit pas. Comme les quatre fers en l’air d’un cheval au galop, grâce à la chronophotographie. Aujourd’hui, la technique possède plus que jamais cette aptitude. À l’exemple de la première photographie de trou noir, dévoilée en avril 2019 par une équipe internationale d’astrophysiciens.
Les émulsions photosensibles, en constante progression au XIXe siècle, ne tardent pas à capter le rayonnement infrarouge. William de Wiveleslie Abney photographie en 1877 le spectre infrarouge du soleil. En 1910, Robert Wood prend les premières photos infrarouges de paysages diurnes. Sur les images en noir et blanc, les ciels apparaissent noirs, les nuages et la végétation d’un blanc laiteux. C’est l’effet « Wood ». Les premières pellicules industrielles apparaissent dans les années 1930. Les militaires comprennent vite le potentiel de l’imagerie thermique pour les missions de reconnaissance.
Naissance d’un marché
Kodak développe un film infrarouge couleur pour l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam : la pellicule est capable de distinguer des troupes camouflées sous la végétation tropicale. Plutôt que de couleurs, mieux vaudrait-il parler de « fausses teintes arbitraires ». Grâce à un filtre, le vert de la végétation est transformé en un rose-rouge spectaculaire. Quantité d’artistes, dès la vague psychédélique des années 1960, tirent parti de l’intrigante inversion de couleurs.
Les premières images thermiques électroniques datent de l’entre-deux-guerres, surtout pour des applications de surveillance aérienne ou de vision nocturne. Le système se développe pendant la guerre froide, et plus encore dans les années 1980 avec l’apparition des capteurs numériques. Aujourd’hui, une caméra thermographique est dotée d’un capteur dont chaque pixel enregistre une température en place d’une couleur. Il est précédé d’un détecteur infrarouge et flanqué d’un processeur qui convertit les données en une image. Celle-ci déploie une gamme de couleurs symboliques, du plus froid (bleu foncé) au plus chaud (rouge, puis blanc). L’image pourrait conserver un rendu monochrome, mais l’œil humain est ainsi conçu qu’il distingue mieux les différences d’intensités avec des couleurs plutôt qu’avec des gris.
La caméra thermique, c’est désormais un marché. Le leader mondial, l’Américain Flir, a un chiffre d’affaires de près de 2 milliards de dollars. Il emploie 3 000 collaborateurs et produits ses appareils aux États-Unis, en Suède et en France. Les applications vont de la défense à la surveillance, de l’industrie à la sécurité, de diverses activités professionnelles à la science, de la marine à l’automobile, des smartphones aux drones.
Dans le diagnostic des bâtiments, la caméra thermique sait (presque) tout faire, à commencer par visualiser les déperditions d’énergie. Elle identifie l’absence d’isolation, repère les fuites d’air, d’eau ou de gaz, mais aussi les défauts de canalisation et de climatisation, ainsi que les problèmes d’électricité et de construction. La méthode est non invasive, souvent préventive. Elle donne une image tour à tour globale et ponctuelle d’une situation, voire précoce dans le cas d’un départ d’incendie. Elle est quasi surnaturelle dans sa capacité à voir dans l’obscurité totale, par mauvais temps, à travers le brouillard et la fumée.
Métadonnées et modélisation architecturale
La thermographie numérique était hier en basse résolution, elle est aujourd’hui en HD. Elle est photographique ou vidéo, lestée d’une quantité de métadonnées. À commencer par les mesures de température, la source même de son métabolisme mathématique.
Il s’agit d’une image calculée, créée par des logiciels informatiques. Lorsqu’elle visualise les performances énergétiques des constructions, cette image mathématique entre aujourd’hui en résonance avec les outils de modélisation architecturale. Ces logiciels facilitent la réalisation de formes plus complexes qu’auparavant, souvent plus organiques et plus souples. Les machines à habiter, pour reprendre l’expression de Le Corbusier, sont désormais grandement conçues par des machines. D’autres machines informatisées, les caméras thermiques, élaborent des représentations aussi fonctionnelles qu’accusatrices. En particulier lorsqu’elles montrent – rouges d’indignation – à quel point nos habitations sont des passoires thermiques.
Il sera intéressant de voir, à l’appui de ces outils informatiques, comment ces images artificielles influenceront l’architecture elle-même. Celle-ci est souvent pensée avec la possibilité de sa représentation ultérieure. Elle commence par un croquis, mais, une fois achevée, l’architecture appelle de ses vœux d’autres dessins ou images de toutes sortes. Pour garantir sa notoriété, sa postérité ou conforter l’ego de leurs créateurs, la présentation architecturale encourage sa représentation. L’architecture-spectacle des Frank Gehry ou Zaha Hadid pousse à bout ce désir narcissique. « Photographiez-moi selon mon meilleur point de vue, filmez-moi sous la meilleure lumière possible : je suis si belle sur vos capteurs CCD ou vos écrans LCD-Full HD », plastronnent ces constructions séductrices. Si elles pouvaient prendre des selfies, ces architectures seraient en action d’un bout de la journée à l’autre.
Considérant cette influence réciproque, à quand des édifices conditionnés par leur image thermique ? La tentation risque d’être grande de présenter une thermographie vertueuse, à dominante bleue, une fois l’ouvrage terminé ou lors de son étude préparatoire grâce à une simulation. Les normes de construction vont se durcir pour éviter que les villes se transforment en fours solaires, ce qui garantira peu à peu des images calorifiques sans reproches excessifs.
Mais l’influence de la caméra thermique, tellement en phase avec l’inquiétude de l’époque, risque d’aller plus loin. Oui, à quand une proposition architecturale qui reprendra les caractéristiques de l’image infrarouge, ses codes couleur, son rendu spectral, son esthétique pré-apocalyptique ?
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