La traversée des apparences, entretien avec Carme Pigem, de l'agence RCR

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 14/12/2023

© Hisao Suzuki

Article paru dans d'A n°313

Après la visite de plusieurs interventions de RCR à Olot – une ville de plus de 30 000 habitants, située au nord-ouest de Gérone – et dans ses environs, je pousse la porte d’une ancienne fonderie catalane construite par la famille Barberí au XVIe siècle et occupée par leur agence depuis une quinzaine d’années. À peine entré, me voilà plongé dans un paysage qui semble échappé d’un film d’Andreï Tarkovski : des trous circulaires remplis de terre dans lesquels étaient coulées les cloches en bronze, une grande flaque d’eau, une longue et étroite boîte de verre en partie enterrée dont la table et le sol sont uniformément jonchés de feuilles mortes, une haute étagère traversant le plafond et continuant à monter comme une échelle de Jacob… Après un passage aux toilettes, uniquement séparées de l’extérieur par un fin rideau, je dois protéger mes chaussures pour ne pas salir les plaques d’acier poli immaculées qui recouvrent le plancher de l’étage. Dans une vaste nef sombre et monacale, un groupe d’architectes travaille à lumière vacillante de leurs ordinateurs. Enfin, toujours souriante, Carme Pigem – Pritzker 2017 avec Rafael Aranda et Ramon Vilalta – m’accueille pour revenir avec moi sur le parcours de l’agence.

D’a : Avant de commencer, je voudrais vous remercier de m’avoir permis de visiter de nombreuses interventions que vous avez réalisées dans la région.
Oui, c’est normal. Nous ne construisons pas des objets et nos projets doivent être arpentés, touchés. On ne peut pas les comprendre à travers des photos, ils ont été conçus pour convoquer tous les sens. Notre architecture est essentiellement relationnelle, parce qu’elle cherche à instaurer des liens directs, physiques et très personnels avec ses utilisateurs.
 
D’a : Olot est une ville très singulière et vous semblez tous les trois être totalement ancrés dans ce lieu…
C’est ma ville natale, la ville de ma mère et de ma grand-mère. Rafael aussi est né ici, même si sa famille venait d’Andalousie. Et Ramon est originaire d’un village de la région, mais il est venu vivre ici avec ses parents alors qu’il avait à peine 5 ans. Nous nous sommes tous les trois retrouvés à l’école technique supérieure d’architecture du Vallès vers laquelle, à l’époque, étaient systématiquement orientés les étudiants de Catalogne qui n’étaient pas originaires de Barcelone. Peu de temps après mon arrivée à l’école, Rafael et Ramon sont spontanément venus me voir pour m’aider et me parrainer, parce qu’ils étaient une année au-dessus de la mienne et qu’ils avaient entendu dire qu’une jeune fille de leur ville était entrée à l’école.
Plus tard, j’ai épousé Ramon et après notre diplôme, en 1987, nous sommes rentrés à Olot. Nous avons ouvert notre agence l’année suivante. Au début, nous nous retrouvions tous les jours chez Ramon, puis nous avons loué un appartement dans le centre-ville dans lequel nous sommes restés presque vingt ans avant de nous installer ici.
 
D’a : Quels ont été vos premiers projets ?
Nous avons commencé par une maison particulière que nous avons eu beaucoup de mal à terminer et qui nous a permis de nous rendre compte que le métier était très dur. Un de nos professeurs nous avait formellement déconseillé d’accepter pour commencer un projet trop important que nous ne pourrions pas maîtriser. Ce qui nous a amenés, alors que nous n’avions rien, à refuser une opération de logements que nous proposait un promoteur immobilier. Enfin, nous nous sommes décidés à faire des concours. Et nous avons remporté en 1990 le premier prix d’une consultation nationale pour un phare dans les Canaries…
 
D’a : Un projet important ?
Oui. D’abord parce que ce projet nous a permis de développer une méthodologie. Nous avons beaucoup discuté tous les trois pour comprendre ce qu’était essentiellement un phare depuis l’Antiquité : un feu posé sur un point haut qui indique aux bateaux en pleine mer la présence de récifs. Et contrairement aux autres équipes qui, prisonnières de l’imagerie traditionnelle, avaient dessiné des tours, nous avons proposé de placer directement la signalisation lumineuse au sommet d’un rocher. Une solution esthétique, économique et rationnelle qui a su rassembler les suffrages du jury.
Bien que nous ne l’ayons pas réalisé, ce projet nous a permis (...)

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