L’Estonie : un petit pays pour grands architectes

Architecte : Salto, Martin Aunin, 3+1, Siiri Vallner, Koko, Kosmos
Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 07/10/2011

Ils ont pour noms Salto, Martin Aunin, 3+1, Siiri Vallner, Koko, Kosmos… Cette génération de jeunes architectes a émergé à la faveur de ce boom immobilier qui a complètement modifié le visage des villes estoniennes au début de ce siècle. Après avoir fait leurs preuves sur le plan architectural, ils sont confrontés à des défis plus vastes touchant l'urbanisme et l'aménagement du territoire. Pourront-ils les relever sans une transformation profonde des mécanismes de gouvernance ? 




Le bloc de l'Est : quarante-cinq ans d'occupation soviétique ont donné un semblant d'unité à un ensemble qui n'en avait guère sur le plan géographique, historique ou linguistique. Quel point commun entre les Balkans, les restes de l'Empire hongrois et les franges baltiques ? Une fois disloqué le grand aplat rouge sur la carte, les particularités réapparaissent et les nations annexées reprennent le cours d'une histoire en pointillés.

Parmi les confettis de l'Empire, un pays d'un million deux cent mille habitants, l'Estonie, souvent associé à la Lituanie et à la Lettonie dans l'ensemble dit « des pays baltes Â». Le regroupement de ces trois nations de tailles et d'histoires similaires, de population semblable (numériquement), est tentant. Soulignant les différences linguistiques entre les trois pays, les Estoniens rejettent cependant tout rapprochement et voient dans les deux autres pays baltes des voisins plutôt que des frères. Car l'Estonien a toujours regardé vers son voisin du Nord, la Finlande. Lors de la première indépendance, entre 1920 et 1939, les architectes finlandais ont été très présents sur le sol estonien. Aalto a construit une petite résidence à Tartu. Eliel Saarinen a réalisé plusieurs immeubles à Tallinn. On lui doit également un plan général d'urbanisme de la ville resté à l'état de projet.


À l'Est, rien de nouveau ?

La nouvelle Estonie s'édifie en grande partie sur les ruines de l'ère soviétique. Celle-ci avait influé profondément sur l'organisation des villes, planifiant la reconstruction qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, tout en gelant une grande partie du territoire à des fins militaires.

Toutefois, l'Occupation n'avait jamais muselé la scène architecturale estonienne. Lorsqu'elle était l'une des républiques de l'URSS, l'Estonie faisait montre d'un certain dynamisme architectural. Dans les années soixante, un plan de modernisation de la ville prévoyait la transformation de Tallinn en métropole hérissée de gratte-ciel. Seul a été construit l'hôtel Viru, vitrine du régime et obélisque solitaire aujourd'hui concurrencé par plusieurs rutilants édifices de grande hauteur que les communistes n'avaient pas su construire.

En 1980, la ville a reçu les épreuves nautiques des Jeux olympiques de Moscou. Des édifices étranges ont été construits pour accueillir l'événement, tel le Palais des congrès. Aujourd'hui délabré et couvert de nombreux graffitis, il se présente comme une suite d'esplanades superposées face à la Baltique. Architecturalement parlant, l'ensemble se situe entre le bunker et le temple aztèque dépouillé d'ornements et devrait ravir les chasseurs de bâtiments estampillés CCCP. Autre vestige de ces temps révolus, mais en meilleur état, la Bibliothèque nationale, une pyramide juchée sur des murailles massives. Les traits postmodernes de cet immeuble officiel rappellent que l'Académie des beaux-arts, unique école d'architecture du pays, savait trouver des références par-delà le rideau de fer. Elle a également été un foyer de contestation architecturale et politique, formant un terreau suffisamment fertile pour alimenter, à travers différents relais, la génération de jeunes architectes qui a pu manifester son talent à la faveur d'une grande explosion immobilière débutée en 2000 et stoppée brutalement par la crise de 2008.


Un boom immobilier et architectural

S'il y a eu dans l'Occident d'après-guerre la génération des baby-boomers, l'Estonie post-communiste a vu l'explosion des archi-boomers. Trois ans après la fin de l'explosion, l'exposition « Boom Room Â» donne un panorama assez complet de la scène architecturale estonienne*. L'afflux de constructions remarquables s'explique par la modernisation d'équipements obsolètes et l'apparition de besoins jusqu'alors inexistants : demande en nouveaux logements (immeubles et maisons individuelles) ; besoins en bâtiments tertiaires et d'équipements touristiques en phase avec les nouvelles orientations économiques ; besoin de créer les symboles de la nouvelle société, à travers des équipements et des musées, voire des édifices cultuels.

Une grande partie de la production a été générée par le secteur privé, mais pas exclusivement. La commande publique a joué également un rôle important en organisant de nombreux concours et en attribuant la construction de bâtiments à de jeunes équipes estoniennes ou même internationales. La promotion de l'architecture contemporaine préoccupe d'ailleurs les pouvoirs publics estoniens. Toutes les grandes villes du pays disposent d'architectes municipaux. Dans les communes de taille plus modeste, une sur cinq en est dotée.

Du côté des instances professionnelles, l'ordre des architectes s'emploie à promouvoir la jeune architecture. Il décerne chaque année un prix à un jeune architecte. Le lauréat, choisi par un jury réunissant entrepreneurs, architectes et représentants des revues internationales, ne reçoit pas une commande – il en sera déjà bien pourvu – mais une bourse qui lui permettra de voyager à l'étranger pour parfaire sa formation.


Une ville laide ?

« Tallinn est une ville incroyablement laide Â», déclarait Siiri Vallner dans un entretien au journal A10. Un constat partagé par nombre de ses confrères : la ville s'est énormément transformée au début de ce siècle et une bonne partie de l'enlaidissement est imputée à la spéculation immobilière des années du boom. Certes, certaines opérations sont des plus banales – les très anonymes tours de l'ensemble mixte Ja Kortermaja –, mais on reste loin des ravages provoqués par les rénovations urbaines qui ont frappé les villes d'Europe occidentale au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

La critique pointe également le manque de coordination des opérations entre elles. Un mal qui est peut-être celui de la ville estonienne en général. Elle répond en effet merveilleusement à la figure de la ville-archipel : une multitude de quartiers coexistent sans réelles liaisons entre eux. Une caractéristique soulignée dès 1996 par un professeur de l'Académie des beaux-arts, Toomas Tammis, dans un article intitulé « City of Interruptions Â».

Tallinn est sans doute le meilleur exemple de cette réalité urbaine. À côté d'un centre historique médiéval se transformant à grande vitesse en foire touristique, on trouve des quartiers plus modernes mités par les démolitions de la guerre, de grandes zones vertes, des ensembles industriels désaffectés, des tissus urbains du début du XXe siècle promis à une modernisation qui n'arriva jamais et, en lointaine périphérie, des quartiers de logements sociaux préfabriqués construits par les Soviétiques, totalement privatisés au début des années quatre-vingt-dix. S'ajoute à cela des problématiques nouvelles d'étalement urbain, même si, pour un observateur français, le risque de mitage semble encore loin.


Qui va construire l'espace public ?

Ces caractéristiques pourraient également faire la spécificité et l'identité de la ville estonienne. Le quartier de Rotterman, construit sur une ancienne friche industrielle dont elle intègre plusieurs éléments, en bordure du noyau historique, fait figure de réussite. L'aménageur privé y a constitué un espace public autour de bâtiments de logements et d'un centre commercial. Mais il reste une exception.

Les soucis majeurs des architectes et urbanistes estoniens sont la prise en compte et l'aménagement de l'espace public. Le privé rechigne à investir dans ces espaces, arguant parfois que le climat estonien ne les rendrait utiles que durant un tiers de l'année. La puissance publique, restructurée après l'Indépendance sur le modèle tatchérien, ne possède plus les outils légaux et opérationnels pour le contrôler et orienter le développement du territoire. Les besoins sont pourtant là. Les villes estoniennes doivent faire face à l'augmentation du trafic automobile, qu'elles ne parviennent pas à gérer. À Tallinn, une bande littorale, dont la longueur est parfois estimée à 40 kilomètres, est entièrement à réaménager, après le départ des troupes soviétiques qui l'ont occupée pendant cinq décennies. Le privé pourra-t-il réaliser de tels travaux ?

Sans attendre un nouveau boom qui permettrait de vérifier la capacité ou non du privé à retisser l'espace public, de nombreux architectes en appellent à la puissance publique et réclament la mise en place de nouveaux outils de gouvernance, des agences d'urbanisme par exemple. La Biennale d'architecture de Tallinn, en septembre dernier, avait d'ailleurs mis en avant le thème du Lanscape Urbanism. Il est temps pour les architectes estoniens de traiter les vides qui séparent les bâtiments qu'ils ont si bien su réaliser…


* Capitale de l'Estonie, Tallinn est aussi la capitale européenne de la culture 2011. Deux expositions d'architecture sont programmées dans le cadre de la Saison estonienne organisée par l'Institut français, à partir du 7 octobre 2011. « Boom Room Â», panorama itinérant de la jeune architecture estonienne, réalisée par l'ordre des architectes de Tallinn et déjà présentée dans différentes villes européennes, fera étape à l'Ensa Paris-Val de Seine du 17 octobre au 12 novembre 2011. De son côté, l'Ensa Paris-Belleville présentera, du 28 novembre au 17 décembre 2011, l'exposition « 100 maisons Â» créée pour l'édition 2010 de la Biennale d'architecture de Venise. Un colloque proposé par le Centre d'architecture d'Estonie se tiendra dans les mêmes lieux.

Informations sur le site de la Saison estonienne : <www.estonie-tonique.com>.

Fahle House. Koko architecte.<br/> Crédit photo : DR

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