Matière à écrire, matière à construire Trois bâtiments sur une même parcelle rurale, Haute-Saône

Architecte : BQ+A
Rédigé par Marie-Anne DUCROCQ
Publié le 09/11/2020

Entre 2012 et 2019, Bernard Quirot construit trois bâtiments sur un même terrain dans une commune rurale de Haute-Saône, témoins construits de l’évolution d’une pratique, qui s’est affinée au cours du temps. Il y a trente ans, alors en résidence à la Villa Médicis, l’architecte avait l’ambition de consacrer son séjour romain à l’étude des « invariants en architecture Â» – sujet trop vaste pour être terminé en un an. Par une généalogie de ses projets (dans ses récentes constructions) et en parcourant les pages de Simplifions, son récent essai publié aux éditions Cosa Mentale, on réalise que cette même question l’a travaillé jusqu’à ce jour. Qu’est-ce qui, outrepassant le temps et les variations historiques, nous émeut dans l’architecture ? Nous revenons avec lui sur son livre, pour comprendre comment l’œuvre écrite prend corps dans l’œuvre construite.


Simples, les paroles le sont. Il y a une urgence à dire. Rien ne sert de palabrer inutilement, le livre sera concis. Quelle est cette urgence ? Reparler de la structure, de la matière, des proportions. Ce sont, pourrait-on dire, les mantras de Bernard Quirot. Trois dimensions qu’il faut sans cesse réactualiser. Bernard Quirot aime comparer l’architecture au corps humain, où la peau ne serait rien sans le squelette, la structure sur laquelle elle est tendue. Encouragée par la mutation des matériaux et des logiques structurelles, le dessin numérique, la culture du « visuel Â», et oubliant les lois de gravité, l’architecture court pourtant le risque de devenir corps informe, peau flasque, non plus galbée sur le squelette, mais distendue, sans relief et sans expression. En 1994, Jacques Lucan, dans un article intitulé « Génération Silencieuse1 Â», regrettait que les architectes, toujours dans le « faire Â», prennent trop peu de recul pour écrire à propos de leur métier. Marqué par cette exhortation à l’écriture, Bernard Quirot s’est lancé dans un essai pour mettre en mots toutes ses réflexions.


D’a : Trois principes – la structure, la matière, les proportions â€“, constituent les bases de votre ouvrage et de votre pratique. S’ils semblent évidents, vous estimez que les architectes sont aujourd’hui soumis à des exigences d’efficacité, de rentabilité contre lesquelles ils peinent à lutter, et qu’ils oublient trop souvent ces trois points primordiaux. Parmi ceux-ci, vous insistez beaucoup sur la structure. Vous regrettez qu’aujourd’hui l’expressivité des bâtiments ne consiste bien souvent qu’en des jeux de peau souvent gratuits, seule marge de liberté de l’architecte. En quoi l’expressivité de la structure dégage-t-elle un juste milieu entre mutisme total et bavardage gratuit, et produit une architecture dont la juste éloquence satisfait une exigence esthétique assez naturelle chez le visiteur ?
Dans son ouvrage Histoire de l’architecture moderne – Structure et revêtement, l’historien Roberto Gargiani présente l’architecture comme une tension permanente entre la peau et le squelette, la nature structurelle et la nature textile de l’architecture, cette seconde dont parlait déjà Gottfried Semper. Je crois que plus on rapproche l’architecture de notre propre constitution, faite de peau et d’os, plus on s’approche de la vérité. Si la façade est une peau, elle doit néanmoins laisser transparaître les tensions qui se jouent dans la structure. Tout l’enjeu de l’architecture se trouve dans cette tension entre peau et squelette. Il me semble aussi que l’ornementation trouve toujours sa justification au sens où elle est l’expression des forces en jeu dans un bâtiment, comme l’a montré Wölfflin. On vient marquer, par les modénatures, les endroits où se jouent des tensions structurelles. Les linteaux, les corniches, les soubassements viennent mettre une emphase sur la structure, sur la lutte contre la pesanteur, ils traduisent en surface les descentes de charges et donnent une juste expressivité au bâtiment. Ces modénatures, aussi simples soient-elles, nous parlent car elles disent comment le bâtiment « fonctionne Â». On retrouve cet usage de la modénature, et cette expression de la structure, dans l’architecture d’Hans Kollhoff, dans les projets de Sergison & Bates ou de David Chipperfield. Plus proches de nous, c’est aussi ce que j’aime, cette recherche de l’unité du parti constructif, chez des architectes aussi divers que CAB, Simon Teyssou, Clément Vergély ou encore les jeunes architectes marseillais du bureau EGR.
Mais ce travail sur l’expressivité de la structure se heurte à la présence de l’isolant et c’est ainsi que domine aujourd’hui l’architecture de la peau. Car c’est souvent en mettant en œuvre des détails très complexes que l’on parvient à une expression structurelle de l’architecture. Nous cherchons à simplifier la manière d’exprimer la structure.
Dans l’immeuble de logements sociaux de Bressey-sur-Tille, nous sommes venus marquer en façade les dalles de chaque étage sous la forme d’un bandeau qui exprime la pression du mur sur la dalle. En écho, comme un ornement, le dessin de la serrurerie parcourt toute la surface avec comme référence la casa Frigerio à Côme de Giuseppe Terragni. Cela donne un rythme et une expressivité au bâtiment alors que les autres maisons qui les environnent, dans cette zone pavillonnaire, sont des pages blanches, des surfaces totalement lisses qui n’expriment rien.

D’a : C’est cet effet « mille feuilles Â» qui brouille la lisibilité structurelle en dissimulant les éléments porteurs sous de l’isolant que vous avez réussi à contourner, dans deux de vos projets à Grachaux – une maison construite en 2012, et les bureaux que vous avez livrés en février 2019 sur le même site, la première en béton, les seconds en pierre. Quel plaisir d’entrer dans un bâtiment et de voir pierre et béton accrocher la lumière, plutôt que les surfaces imperméables à toute nuance des plaques de plâtre prêtes à peindre !
Sur le site de Grachaux, nous avons en effet construit trois projets, espacés chacun de dix années, et qui traduisent bien notre évolution vers une lisibilité structurelle toujours plus grande. La première maison, avec sa silhouette longiligne, est recouverte d’un bardage en mélèze ne laissant aucunement deviner la structure en métal. Il y a ici trois couches, la peau extérieure, la structure et la peau intérieure, justement ce que nous avons cherché à contourner dans les deux autres projets. Dans la seconde maison, que nous avons livrée onze ans plus tard, nous avons utilisé la technique du double mur en béton. Celui-ci est composé d’une première épaisseur de béton, d’une couche d’isolant et d’un second mur intérieur en béton. Ce mur d’une épaisseur d’environ 60 cm, nous l’avons coulé par strates successives de 40 cm de hauteur chacune, nous inspirant de la chapelle de Zumthor à Wachendorf afin d’exprimer l’idée d’un empilement de la matière. Ceci nous a demandé, ainsi qu’à l’entreprise, un travail considérable car, pour chaque couche, nous devions veiller à rester de niveau sur la totalité du périmètre de la maison en incorporant les ouvertures et les détails de ferraillage. Ce mode constructif, très rustique, correspondait au savoir-faire des entreprises – auxquelles on ne pouvait demander un béton à la Tadao Ando â€“ et il a l’avantage d’être très expressif, de montrer littéralement le travail du chantier.
Nous avons utilisé la même technique du double mur pour les bureaux. Les murs sont composés d’une première couche de pierre de 20 cm à l’intérieur, d’une couche d’isolant, d’un vide d’air, puis d’une seconde couche de pierre de 8 cm à l’extérieur. Notre but dans ces deux projets a été de tendre le plus possible vers une simplicité de l’expression structurelle, même si le double mur reste encore une sorte de simulacre. Toutefois l’appareillage soigné des angles laisse croire que seuls deux traits suffisent à dessiner ce mur. Nous aimerions, à terme, pouvoir construire sans isolant, en utilisant uniquement les propriétés thermiques des matériaux. J’aime l’idée de Gilles Perraudin selon laquelle ce n’est pas simplement en ajoutant des isolants que nous nous protégerons des variations de température, mais également en pensant la structure spatiale de la maison qui correspondrait à celle de notre corps recouvert de plus ou moins de couches, suivant le climat.

D’a : Quand on visite vos bâtiments, un détail, une matière, une couleur, une ouverture, une forme nous évoquent de manière assez diffuse un autre bâtiment déjà vu : un lien subtil, souvent lié à la mémoire sensitive, difficilement exprimable, se crée entre deux édifices. On pense alors au concept d’« architecture analogue Â» de Rossi : les fragments d’un projet se retrouvent dans un autre, où ils prennent un sens un peu différent. Par exemple, en arrivant dans les logements de Bressey-sur-Tille, me sont venus à l’esprit les dessins de Miroslav Sik, sans que je puisse trop expliquer pourquoi, peut-être la forme, la couleur… L’école de Pontailler, avec son escalier monumental et son horloge en brique, évoque l’univers d’Aldo Rossi. Comment utilisez-vous les références ? Quel rapport entretenez-vous avec les autres architectures passées ou présentes ?
Comme je l’explique dans Simplifions, je travaille avec deux formes de mémoire, sans doute comme la plupart des architectes. Une première mémoire « scientifique Â», intellectuelle, faite de théorie et d’histoire, et une seconde, plus sensible, spontanée, fondée sur des souvenirs, des images. Quand je dessine un projet, j’aime avoir mes livres à côté de moi. Souvent je les feuillette au hasard dans la première phase de la conception, et des projets m’inspirent. La première mémoire fait que chaque projet s’inscrit dans l’histoire, grâce à la seconde, chaque projet est singulier. Par exemple dans la maison que nous avons construite à Montigny-sur-Vingeanne, la rampe en béton est une référence littérale à celle conçue par Sverre Fehn au musée de la cathédrale de Hedmark. Les couches de béton dans la deuxième maison de Grachaux m’ont été inspirées par l’empilement des pierres de différentes teintes dans la villa Ottolenghi de Carlo Scarpa : ce ne sont pas toujours des références « Ã©videntes Â», mais elles me suivent et façonnent mon travail. Quand je voyage, je ne prends jamais de photographies mais je fais des croquis très rapides, et ce sont ces images enregistrées qui constituent la seconde mémoire. On n’invente jamais rien, dans chaque projet on réutilise toujours inéluctablement des choses déjà vues, déjà apprises.

D’a : Dans votre livre, on sent que vous êtes attaché à de nombreux principes du mouvement moderne, et qu’en même temps vous le tenez responsable de certaines faiblesses de l’architecture actuelle…
Ayant été formé par Henri Ciriani et le collectif Uno à Paris-Belleville, j’ai bien sûr été pétri des principes du mouvement moderne. L’espace continu s’incarne de manière évidente dans nos maisons individuelles : la maison en béton de Grachaux, ou encore la maison à Montigny-sur-Vingeanne. Mais il faut souligner que les programmes qui nous permettent de travailler l’espace ainsi sont rares. Le plus souvent, c’est la notion de pièce, au sens de Louis Kahn, qui est opérante. Du mouvement moderne, je retiens également l’importance de la lumière comme facteur d’orientation dans l’espace. Mais, pour moi, ce qui est le plus important, ce sont les tracés des proportions qui existent depuis la naissance de l’architecture. Je ne construis jamais un projet sans l’aide de tracés régulateurs et du rectangle d’or. Les façades des bureaux de Grachaux sont dessinées avec des rectangles d’or et l’implantation des quatre bâtiments qui forment la maison de santé de Vézelay est définie par des tracés régulateurs précis en rapport avec la basilique.
En même temps, les architectes du mouvement moderne ont souvent laissé de côté l’expression de la matière. Le mur-rideau et l’emploi généralisé du béton peint en blanc ont donné naissance à une forme d’architecture abstraite qui ne permet plus de lire le langage des forces et la logique de la construction. On a oublié avec le mouvement moderne que l’architecture devait exprimer sa lutte conte la gravité. Ce n’est pas le cas de tous, bien sûr. Mies a utilisé le métal d’une manière remarquable, Kahn est retourné aux principes de l’architecture romaine par l’utilisation de la brique, et Le Corbusier, après sa période des villas blanches, est revenu à une architecture plus expressive dans sa période brutaliste avec les villas Jaoul, par exemple. Mais Le Corbusier a aussi beaucoup contribué à l’élaboration de ce statut d’architecte-artiste, statut que se sont malheureusement arrogé illégitimement ensuite de nombreux architectes. Dans Mon Ambition, Fernand Pouillon évoque ce problème du statut et de la légitimité de l’architecte : ayant abandonné ses compétences techniques, il ne lui reste que l’aspect artistique qui pourrait être bien vite considéré comme superflu par les autres acteurs de la construction.
Comment l’architecte peut-il retrouver un rôle à part entière, une véritable légitimité ? En retrouvant son savoir-faire de constructeur. Non pas par la connaissance de tous les détails d’étanchéité, ce serait ridicule, mais en retrouvant le sens de la tectonique, qui est l’expression d’un principe constructif irradiant tout un bâtiment, du plus petit détail à la forme dans son ensemble. Je n’ai pas beaucoup de légitimité pour dire cela, mais il me semble qu’il faudrait concentrer les premières années d’études à l’apprentissage de la représentation, à l’histoire de l’architecture et à l’analyse des Å“uvres du passé, et réserver l’exercice du projet pour la suite. Il faudrait retrouver l’idée qu’un bâtiment est d’abord l’expression d’un principe constructif et qu’ainsi il parle à chacun d’entre nous. Quelquefois de manière très simple et d’autres fois de manière très sophistiquée.
Il nous faut simplifier notre manière de voir l’architecture et notre position dans la société. L’architecte sera à nouveau indispensable lorsqu’il redeviendra le maître de l’œuvre et l’architecture, l’art de construire.



Maître d’ouvrage : Communauté de communes Avalon Vezelay Morvan 

Maîtres d'Å“uvre : BQ+A : Bernard Quirot, Olivier Vichard, Alexandre Lenoble, Francesca Patrono - Massimo Colombo (signalétique) 

Surface : 1085 m2 

Coût : 2,3 millions d’euros HT 

Livraison : 2014

Trois bâtiments sur une même parcelle rurale, Haute-Saône<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Trois bâtiments sur une même parcelle rurale, Haute-Saône<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Trois bâtiments sur une même parcelle rurale, Haute-Saône<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc

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