Avec le même sentiment d’autosatisfaction qu’arborent ceux qui font progresser le monde vers plus de justice et d’humanité, on a rasé hier les bidonvilles et on détruit aujourd’hui les logements qui accueillirent alors leurs sans-abri. Pour ridicule qu’elle soit, cette situation n’en est pas moins dramatique et révélatrice de la place que notre culture réserve au patrimoine construit, surtout au plus banal. Doit-on aussi se préparer à ce que, dans quelques décennies, on se mette à détruire les millions de pavillons qui contaminent le territoire ? À quelques « belles erreurs » près, l’urbanisme et l’architecture des grands ensembles des Trente Glorieuses sont le résultat d’un cynisme et d’une indigence dont les architectes se sont faits les complices avides, n’en déplaise à certains nostalgiques du hard french. Mais, on l’a assez dit, plus que leur conception, c’est la politique sociale et spatiale qui accompagnait ces opérations qui en ont fait des lieux de stigmatisation (relégation). Si certaines démolitions paraissent inévitables, l’ampleur des destructions prévues laisse perplexe. Elle révèle l’incapacité de notre société à entretenir, puis à transformer, son héritage bâti, jusqu’au plus médiocre. (On ne parle évidemment pas ici des parodies grotesques de réhabilitation, où de sinistres barres bordant les périphériques sont tartinées d’enduits tarama-Danette et coiffées de fausses tuiles bretonnes.) Devenu jetable, le logement est, lui aussi, parvenu à l’ère du consumérisme : une fois réalisés, les bâtiments et leur environnement sont livrés à eux-mêmes jusqu’à l’obsolescence, l’état de délabrement final légitimant leur démolition-spectacle. Destruction ou muséification, tel semble être l’inévitable destin mortifère de nos villes. Celles-ci ont pourtant aujourd’hui moins besoin de grandes opérations que d’une attention régulière et soutenue. La transformation du patrimoine moderne est un défi autrement difficile et ingrat que celui des centres anciens ; elle nous engage par ailleurs à penser plus que jamais à la capacité de l’architecture à engendrer sa propre métamorphose.