Odes des ténèbres

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 18/11/2011

Le Sillon noir à Pleubian, Côtes d'Armor

Article paru dans d'A n°204

La Fondation EDF accueille « Sept fois plus à l'Ouest Â», une exposition conçue par Yann Kersalé. Elle déploie l'univers de cet artiste et poète qui sculpte la nuit avec la matière de la lumière. Il y met en jeu un projet construit dans le temps, avec le temps. Lumière n'est pas qu'éclairage. La première appartient aux cycles des saisons et des jours, dont elle marque les scansions. Le second n'est qu'un substitut, une illusion de jour, destiné à gommer la nuit et à en écarter les frayeurs. L'une est vivante : elle palpite au gré des humeurs changeantes de l'atmosphère et du ciel.

Depuis l'avènement de l'électricité, l'autre est atone : il est allumé, ou éteint, faible, ou intense, mais le plus souvent fixe. La première révèle la matière des choses qu'elle fait vibrer au point de se fondre avec elles ; elle les sculpte, quand le second se substitue à elles, les remplit. Si bien que la lumière est matière et temps. Mieux : la matière même du temps, celui qu'il fait et celui qui passe, alors que l'éclairage est une suspension du temps, son arrêt même – une mort, en somme –, alors que paradoxalement il semble arracher à la disparition et à la cécité.

C'est de la matière vive que se saisit Yann Kersalé, artiste, « sculpteur-lumière Â», comme il se définit lui-même. Lui illumine. Il projette, retrouvant avec les ressources de l'éclairage les qualités de la lumière. La projection, le cinéma, sa capacité à déployer dans le temps et à creuser des histoires écrites de palpitations et de tremblements, de rythmes et de variations, de noirs et de blancs, mais surtout de couleurs, de tons et de nuances, sur des écrans qui les captent et les restituent. Ces écrans peuvent être les choses elles-mêmes, en effet sculptées dans les ténèbres par la matière lumineuse, ou bien des toiles, pas forcément planes, sur lesquelles elle construit des fantasmagories.


CAPTATIONS

Depuis longtemps, Kersalé organise des « expéditions-lumière Â». Soit qu'il parte à la recherche de scintillements et d'éclats, des splendeurs qu'offre le spectacle du jour dans la géographie du monde. Soit qu'il crée dans la nuit des événements dont les mouvances et les variations seraient programmées par d'autres faits. Dans un cas comme dans l'autre, après les avoir captés, il réutilise cette matière visuelle pour créer, ailleurs et dans d'autres circonstances, de nouveaux événements lumineux. Pareille circulation relève d'une véritable économie de l'Å“uvre, inscrite dans les temps et les lieux différents où elle peut se déployer, susceptible ainsi de se renouveler et de se régénérer.

Le moment fondateur de ce travail advint à la pointe de la Torche, en 1986. Il faut se figurer cette minuscule et étroite presqu'île rocheuse du pays bigouden, au menton de la Bretagne, soumis à toutes les tempêtes atlantiques, à leurs uppercuts, une silhouette de sphinge en avancée des sables, des dunes et des paluds de la baie d'Audierne où se brisent des trains de vagues de l'ampleur de la houle océane. Des bornes aux allures de soldats cuirassés projetaient sur les nuages et l'écume des faisceaux qui s'agitaient au rythme des flots et des vents, perçant la nuit pour former une danse des éléments, en prise directe avec eux. Une figuration, une transposition, selon une composition qui leur était soumise.

Yann Kersalé est breton, et plus précisément du cap Sizun, de Douarnenez, dont la baie est elle-même un capteur de lumières sans égales. Il est aussi marin. Pour présenter son exposition, il se fait linguiste. $Penn Ar Bed$ est devenu en français Finistère : $Finis terrae$, la fin de la terre. Soit le point de vue du continental, celui du « colonisateur Â», ajoute-t-il. Tandis que la traduction littérale du celte est le $début$ de la terre. Soit le point de vue de celui qui vient de la mer. De fait, le littoral, et toute la Bretagne, renvoient à l'aube du monde, à la force immémoriale des éléments, à l'étonnement de ceux qui furent les premiers à l'aborder, de quelque côté qu'ils vinrent.


LA HUITIÈME NUIT

Les Celtes, poursuit Kersalé, comptaient la semaine en huit nuits. S'il a construit, à l'heure bleue de l'été, alors que la nuit est indigo avant d'être noire, sept événements éphémères, captés $in situ$ en sept lieux de Bretagne, il s'agissait d'ouvrir cette huitième nuit qui pouvait prendre la forme ici d'une exposition, demain d'un film. Lieux moins symboliques que signifiants, renvoyant une fois mis ensemble à l'épaisseur de l'imaginaire et du temps : profondeurs océanes des algues sous-marines de l'Océanopolis de Brest, Sillon noir de Pleubian, chaos du Diable à Houelgoat, alignements mégalithiques de Carnac, mais aussi phare de l'île Vierge, radôme de Pleumeur-Bodou, maisons anciennes sur le site de la ZAC de la Courrouze à Rennes.

Sept odes, chacune avec un titre, chacune sur un thème résonnant avec un univers poétique spécifique, chacune dédiée à des personnalités qui constituent le panthéon d'un Yann Kersalé à la fois fidèle et reconnaissant envers ceux qui l'accompagnent. Leur recueil à la Fondation EDF poursuit ce jeu d'échos et de miroirs pour les mettre en abyme. Voici sept installations, chacune dotée de sa bande-son et projetée sur des écrans qui sont autant de variations sur le thème que chacune engage. Le tout démultipliant les expériences sensorielles et perceptives de l'univers-lumière auquel invite Yann Kersalé.

Cet univers si singulier, écrit de sensations autant que de mots et de sons, de rêveries autant que de lumières et de toiles, distingue l'artiste. Moins abstrait, moins conceptuel, mais plus sensuel qu'un James Turrell ou un Olafur Eliasson, il se risque comme eux à l'illumination urbaine. Il s'agit alors moins de mettre en spectacle tel objet ou tel monument que de transcrire sa place et sa position dans le monde qui l'entoure, de lui donner vie la nuit, tout en laissant la nuit aux ténèbres. Exercice difficile, tant celles-ci sont dérangées par les pauvres éclairages qui les polluent. Face à la surenchère muette et triste de l'éclairage urbain, il ne reste qu'à trancher, à creuser du sens, à créer des échappées. Il y faut générosité et poésie : Kersalé en déborde.

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