Temps du chantier, temps de l’architecture
Qu’ils s’en résignent ou le déplorent, les architectes sont de plus en plus exclus de leur mission de chantier. Nous pourrions gloser indéfiniment sur les perdants et les gagnants de cette évolution : si le promoteur croit souvent y gagner, le futur usager a tout à y perdre ; les entreprises et les architectes y perdront aussi1, sauf s’ils ne possèdent pas les compétences requises, ce qui est malheureusement souvent le cas. Ce que l’on peut affirmer, par contre, c’est que l’architecture et la profession d’architecte ont beaucoup à perdre de cette démission. L’histoire de ce renoncement a déjà été faite ; les torts sont partagés. Le phénomène n’est pas nouveau mais il est aujourd’hui mis en lumière par la part grandissante d’architectes qui, ayant forgé leur réputation dans la commande publique (où la mission complète est plutôt la règle), se confrontent désormais à la commande privée, et se retrouvent à leur grand dam exclus de la maîtrise de leur projet.
La perte du contrôle de l’intégrité du projet jusqu’à sa réalisation – et donc aussi de la part de marché que constitue le chantier – est certes inquiétante, mais si l’on considère que l’acte architectural est indissociable de l’acte de construire, alors c’est à l’essence même de l’architecture que l’on s’en prend.
Face à la puissance coercitive de la standardisation industrielle et de la normalisation administrative et technique qui somme désormais les architectes de livrer un projet clés en main aux entreprises comme si c’était un meuble IKEA, il peut être tentant de se résigner. Mais le temps du chantier est aussi celui de l’adaptation, de l’expérimentation, du partage et de l’enrichissement mutuel des savoirs. À l’heure où les aléas conjoncturels dus au climat, aux flux mondiaux de marchandises ou à l’inflation imposent plus que jamais leurs lois, alors qu’il nous faut trouver des matériaux et savoir-faire locaux et nous y ajuster, recycler des matériaux hors catalogue et transformer des bâtiments qui ne révèlent leurs secrets qu’au moment de leur déshabillage, le rôle de l’architecte sur le chantier est plus que jamais indispensable… et c’est à le démontrer que nous avons consacré ce dernier numéro de d’année.
Emmanuel Caille
1. Il faut mettre à part le cas de certains grands chantiers, où l’expertise de maîtrise d’œuvre d’exécution institue un autre type de rapport de force (lire le dossier d’Olivier Namias dans d’a n° 292, septembre 2021).